La première différence réside dans la façon contrastée par laquelle les deux groupes perçoivent la population. Les conservateurs, depuis Burke, ont eu plutôt tendance à voir la population à la manière des légistes du Moyen-âge ou des philosophes réalistes (en contraste avec les nominalistes) : composée directement non pas par les individus, mais par les groupes naturels dans lesquels ces mêmes individus vivent invariablement : la famille, la localité, l’église, la région, la classe sociale, la nation, etc.
Bien entendu, les individus existent mais ils ne peuvent pas être considérés comme des identités sociales distinctes de ces groupes. La Révolution, – au nom de l’individu et de ses droits naturels, a souvent détruit ou diminué les groupes traditionnels – les guildes, l’aristocratie, la famille patriarcale, l’Eglise, l’école, les provinces, etc. que Burke considérait comme étant les molécules irréductibles et constitutives de la société. En effet, ils soutenaient que c’est la pulvérisation de la société en un tas de sable composé de particules individuelles, revendiquant chacune des droits naturels, qui rendait inévitable l’apparition du nationalisme collectiviste.
Je crois qu’un état d’esprit se développe au sein des libertariens dans lequel les coercitions de la famille, de l’église, de la communauté locale et de l’école semblent aussi hostiles à la liberté que celles du gouvernement politique. Si c’est le cas, le fossé se creusera certainement encore plus entre les libertariens et les conservateurs.
Il est certain, et cela est pleinement reconnu par les conservateurs, qu’il existe un degré de liberté en deçà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Sans ce degré de liberté, pas de Shakespeare, pas de Marlowe, pas de Newton. Mais ce que diraient les conservateurs, c’est qu’on se rend moins souvent compte qu’il existe un degré de liberté au delà duquel aucune création significative ne peut être réalisée. Les écrivains de la fin du XXème siècle ont composé leur œuvre littéraire dans l’air le plus libre qu’ils aient jamais respiré.
En revanche, les libertariens semblent voir l’autorité sociale et morale et le pouvoir politique despotique comme un élément d’un seul spectre, comme une continuité ininterrompue. Selon leur argument, si nous voulons éviter le Léviathan, nous devons remettre en cause n’importe quelles formes d’autorité, y compris celles qui sont inséparables du lien social.
L'association restera compliquée parce que les conservateurs continueront à soupçonner l'idéal d'émancipation des libertariens de préparer le terrain aux socialistes tandis que les libertariens continueront à soupçonner les conservateurs de vouloir imposer leurs vues morales par la coercition.