Juger, Lagasnerie, 2016
L’expérience première de mon rapport à l’État et à la Loi est celle d’une imposition, d’une obligation : je nais dans un État et je suis contraint d’en être le sujet. Je ne peux pas me défaire de cette appartenance ni en sortir. Je suis soumis à l’ordre du droit.
Suivre Nietzsche, c’est saisir que, contrairement à la thèse de Derrida, et donc aussi à celle de Weber ou d’Arendt, on ne peut comprendre ce que l’État fait qu’à condition de rompre avec la dissimulation par l’État de lui-même, ce qui suppose d’affirmer l’idée d’une équivalence, ou, mieux, d’une identité, entre les actions de l’État et les actions privées.
C’est Nietzsche qui a ouvert cette voie dans La Généalogie de la morale : le droit s’inscrit dans un processus de domestication de l’homme qui le crée comme être identique à lui-même, doté d’une volonté qui l’engage à travers le temps – c’est-à-dire comme être responsable. Le droit trouve sa source dans la logique économique de la dette, de la parole donnée, de la promesse.
En d’autres termes, il n’est pas valable de dire que l’État nous lie à nous-mêmes, puisque, précisément, il pose aussi la possibilité de nous délier de ce que nous avons fait. Le droit crée aussi bien des sujets responsables que des sujets irresponsables.
On pourrait fort bien imaginer une responsabilité « virtuellement illimitée », qui s’appliquerait à tous les membres de la société pour tout ce qui s’y passe.
La psychologisation du crime et la négation de la vision sociologique du monde sont une seule et même chose. Le savoir psychiatrique désocialise. Il convertit les forces sociales en pulsions internes au sujet et dénie l’action des mécanismes structurels (il n’y a pas de dépossession, il y a du manque.)
Tout ce qui est externe devient interne. Le crime n’est plus la traduction d’un rapport au monde, mais l’extériorisation d’un rapport de soi à soi.
Foucault montre que la loi n’est pas plus un état de paix que le résultat d’une guerre gagnée : elle est la guerre elle-même, et la stratégie de cette guerre en acte, exactement comme le pouvoir n’est pas une propriété acquise de la classe dominante mais un exercice actuel de sa stratégie.
Il prend l’exemple du vol : il faut punir le vol au-delà du dommage infligé au volé. Se contenter de compenser la victime ne suffira jamais. Pourquoi ? Parce que c’est la société dans son ensemble qui doit faire expier le criminel, puisque celui-ci aurait, par son forfait, rendu incertaines les structures juridiques qui soutiennent l’ordre social et politique.
La pénalité traduit une sorte d’étatisation de nos vies : tout se passe comme si ce qui nous arrivait arrivait en même temps à l’État, en sorte que l’État se sent en droit d’y réagir pour son propre compte et comme si c’était lui, en fait, la victime principale.
Le sociologue Nils Christie n’a pas tort de dire que, à travers la logique pénale, l’État nous vole. Ou, mieux, il vole les individus de leurs conflits.
Il rend impossible le déploiement d’autres logiques, comme celles du pardon, de la réparation, de l’entente, qui laisseraient aux acteurs la possibilité de négocier eux-mêmes la sortie du conflit.