jeudi 2 avril 2015

Chronique II

Ne pas vouloir cultiver le mythe du secret. Vouloir tout dévoiler à la face du monde, ses erreurs comme ses certitudes. Eviter à tout prix l'effet "à la Lynch" dans la vie-vraie. Ne pas perdre les gens dans des dédales, vouloir toujours expliciter les choses, au risque d'en faire trop. Toujours préférer la narration à l'américaine, aux ficelles souvent visibles, mais qui, au moins, ne tente de cacher aucun mystère. Il faut être clair, ne laisser aucun soupçon sur la médiocrité de sa vie, et en attendre de même des autres parties.
N'en plus pouvoir des gens voulant cacher leurs traces et leur phallus derrière les politesses, les anecdotes trop longues. Trop souffert, sans doute, des historiettes laborieuses lors des repas familiaux où tout s'embourbe, tout prend trop de temps. Poser beaucoup de questions, reprendre la parole pour me présenter un peu plus, une autre facette, puis rapidement redonner la balle à l'autre afin de le cerner un peu plus encore. Une facette de notre subjectivité contre une autre.

Parler. Incessamment. Ne pas pouvoir s'arrêter lors des diverses soirées cette semaine. Avec S. C. d'abord, et ce devant C. C. que j'ai fait taire malgré moi. Puis, lendemain, rebelote avec A. F., silence devant la chanteuse, à la Gaité Lyrique. Puis enfin, troisième soir, au même endroit, avec E. V. et Al. F., déblatérant sur le monde des lettres. Trois fois, plaisir. Le sentiment aussi, d'avoir trop parlé, de s'être peut-être mis trop en danger. Toujours aussi des conversations intellos, ne pas pouvoir s'empêcher d'évoquer Heidegger, s'assurer une position de domination par le bulbe. Tandis qu'avec T. C., au contraire : je l'engueule lorsqu'il s'attarde trop sur le concept, le priant de s'intéresser au réel pour produire, un jour, quelque chose digne d'être lu et transmis. Non pas l'un contre l'autre, mais l'un et l'autre, ce qui demande de travailler autant du réel qu'on ne travaille un texte, avec la même concentration, le même sérieux. Thomas dit souvent qu'après A. F. et moi, il a besoin de parler avec des tempérament plus normaux, moins exigeants. J'imagine qu'A. F., de même, utilise Ar. S. et d'autres pour s'y défouler, retrouver les conversations saines des gens sains ; les sorties arrosées, les états amoureux. Les deux pylônes des jeunes gens.
Incapable de "me lâcher" — apparement proche de Tristan Garcia qui évoque ce cauchemar partagé. Car "se lâcher" c'est mourir, du moins en ai-je l'impression. Et, trop peureux, je n'ai encore trouver personne pour qui risquer ma peau au point de devoir "me lâcher" pour elle. L'écriture plus fort que la vie, ie la libido. Non pas la lecture, ni l'activité de pensée, mais l'écriture elle-même. Déjection d'une autre sorte, contenant non une âme — rien n'est sacré — mais une trace. L'écriture provoque une altération durable dans la subjectivité quand la libido soigne l'état anxieux de la chair. Et puisqu'avec l'âge l'anxiété s'amoindrie, on change de hobby.

Fonctionner comme un bulldozer, socialement. Aller trop vite, trop à l'essentiel. Imposer un rythme intense. D'où l'impression d'une excitation, car la température ne descend jamais. Emporter la conversation de plus en plus haut. Une conversation est doit ressembler à une avalanche. Utiliser tout ce qui se dit pour faire grossir la densité émotionnelle dans l'échange. Ré-utiliser beaucoup de ce qui s'est dit, d'abord pour montrer qu'on est à l'écoute, puis pour tisser un lien, pour ré-unifier l'ensemble au sein d'une durée commune. Faire comprendre qu'on tient *tout* dans sa conscience, que tout s'écrit en moi au fur et à mesure, qu'une fois dites par eux, je retiens leurs phrases, leurs expressions. Car la peur de ces conversations de bar, d'avinés, où tout se perd, où rien ne sert. Peur aussi de l'alcool mauvais qui fait oublier, qui détruit plus qu'il ne construit. Je comprends en cela A. F. et sa crainte du blabla, de la rhétorique faite par goût du Verbe, de la contradiction, du frottement des cervelles entre elles. Rappel sur ma haine du chill, du nihilisme de la conversation d'avinés qui enfile toutes les banalités, les standards du discours de notre génération sans rien *tenter* — donc sans l'espoir d'aucun swing. Ce chill donc, je le hais plus que le verbeux, qui, s'il se déconnecte d'une certaine réalité, s'il nous fait ressembler à Bouvard et Pécuchet, tout au moins nous laisse t-il l'espoir de trouver un rythme nouveau, une intonation surprenante.

La devise de Thomas, très belle, étant de toujours admirer *de trop* les gens, par précaution. De vouloir, longtemps, les mettre en valeur, leur donner l'occasion d'apparaître mieux qu'ils ne sont. Vouloir les porter par le Verbe, les pousser. Et leur permettre d'atteindre avec moi des sommets qu'auparavant ils ne pensaient pas atteindre. Rester donc, en leur mémoire, comme quelqu'un qui puisse les pousser, qui puisse leur donner une confiance en eux, un état non pas "d'être-à-l'aise", mais "de se perfectionner" dans la droite lignée d'Emerson. Egoïstement, je retire plus de plaisir à stimuler Autrui car il me donnera plus, exsangues et épuisés, ils en ressortent essorés mais heureux de s'être ainsi donné face à moi, sans doute "monstre", sans doute "insupportable" mais au moins accoucheur. Quant à ceux qui refusent l'exercice, ie (1) les donneurs de leçons, (2) les requins avares en sincérité ou (3) les déficients mentaux… Laissons-les sombrer.

Revu "The hours" car le souvenir de la scène du "you have to let me go" me hante depuis longtemps. Je fonds en larme, encore une fois, en revoyant la séquence. Lors d'une autre scène, elle répond au malade, "that's what people do, they stay alive for each other".

Begaudeau : "Qu’on se le dise, le génie n’est pas correct. Il est mal léché. C’est un même coup de rein qui l’arrache aux codes techniques, physiques, moraux. C’est la même capacité hallucinatoire qui produit Mort à Crédit et les délires antisémites de Céline. C’est le même pli qui fait inventer un passement de jambe dont les séances vidéo peineront à trouver la parade et oser une main qui échappe à la surveillance arbitrale."