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mardi 23 novembre 2010

Baudrillard sur Latour, Le Pen

Pourquoi tout ce qui est moral, conforme et conformiste, et qui était traditionnellement à droite, est-il passé à gauche ? Révision déchirante : alors que la droite incarnait les valeurs morales, et la gauche au contraire une certaine exigence historique et politique contradictoire, aujourd’hui, celle-ci, dépouillée de toute énergie politique, est devenue une pure juridiction morale, incarnation des valeurs universelles, championne du règne de la Vertu et tenancière des valeurs muséales du Bien et du Vrai, juridiction qui peut demander des comptes à tout le monde sans avoir à en rendre à personne. L’illusion politique de la gauche, congelée pendant vingt ans dans l’opposition, s’est révélée, avec l’accession au pouvoir, porteuse, non pas du sens de l’histoire, mais d’une morale de l’histoire. D’une morale de la Vérité, du Droit et de la bonne conscience - degré zéro du politique et sans doute même point le plus bas de la généalogie de la morale. Défaite historique de la gauche (et de la pensée) que cette moralisation des valeurs. Même la réalité, le principe de réalité, est un article de foi. Mettez donc en cause la réalité d’une guerre : vous êtes aussitôt jugé comme traître à la loi morale. La gauche tout aussi politiquement dévitalisée que la droite - où est donc passé le politique ? Eh bien, du côté de l’extrême droite. Comme le disait très bien Bruno Latour dans le Monde, le seul discours politique en France, aujourd’hui, est celui de Le Pen. Tous les autres sont des discours moraux et pédagogiques, discours d’instituteurs et de donneurs de leçons, de gestionnaires et de programmateurs (…)

Jean Baudrilllard, Libération, Mai 1997.