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mardi 22 février 2011

L'envie chez Mises, chez Nietzsche

Après la lecture de Libéralisme et justice sociale de J-P Dupuy, qui critique (sans proposer, mais c'est voulu) les théories libérales de la justice, en affirmant [J-P Dupuy] que la société juste et bonne est celle qui contient l'envie. La question est maintenant : comment contenir l'envie, sans pour autant la détruire ?

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Mises sur l'envie et la capitalisme :


Dans une société basée sur la caste et le statut, l'individu peut imputer un destin défavorable à des conditions situées au-delà de son propre contrôle. Il est un esclave parce que les pouvoirs surhumains déterminant l'avenir tout entier lui ont donné ce rang. Son humilité n'est pas de sa faute, et il n'a pas de raison d'en avoir honte. Sa femme ne peut lui reprocher sa situation. Si elle lui disait : « Pourquoi n'es-tu pas duc ? Si tu étais duc, je serais duchesse, » il pourrait répondre : « Si j'étais né fils de duc, je ne me serais pas marié avec toi, une fille d'esclave, mais avec la fille d'un autre duc ; si tu n'es pas une duchesse, c'est exclusivement de ta propre faute ; pourquoi n'as-tu pas été plus habile dans le choix de tes parents ? »

C'est une tout autre histoire dans un régime capitaliste. Dans ce cas, la situation dans la vie de chacun dépend de lui seul. Celui dont les ambitions n'ont pas été pleinement assouvies sait très bien qu'il a raté des occasions, que ses semblables l'ont essayé et l'ont trouvé déficient. Quand sa femme lui reproche : « Pourquoi ne gagnes-tu que huit dollars par semaine ? Si tu étais aussi dégourdi que ton ancien copain Paul, tu serais chef d'équipe et jouirais d'une vie meilleure, » il prend conscience de sa propre infériorité et se sent humilié.

La dureté du capitalisme, dont on a tant parlé, réside dans le fait qu'il traite chacun selon sa contribution au bien-être de ses semblables. La domination du principe, à chacun selon ses réalisations, ne permet aucune excuse aux défauts personnels. Tout un chacun sait très bien qu'il y a des gens comme lui qui ont réussi là où lui a échoué, et que ceux qu'il envie sont des self-made-men qui ont débuté au même point que lui. Pire, il sait que tous les autres le savent aussi. Il lit dans les yeux de sa femme et de ses enfants le reproche silencieux : « Pourquoi n'as-tu pas été plus dégourdi ? » Il voit comment les gens admirent ceux qui ont plus de succès que lui et regardent avec mépris ou avec pitié son propre échec.


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Nietzsche et la justice :

On parle de la " profonde injustice " du pacte social: comme si le fait qu'un tel est né sous des conditions favorables, un tel autre sous des conditions défavorables constituait de prime abord une injustice; ou même que celui-ci est venu au monde avec telles qualités, celui-là avec telles autres. Le plus sincère parmi ces adversaires de la société décrète: " Nous-mêmes, avec toutes les mauvaises qualités morbides et criminelles que nous avouons, nous ne sommes que le résultat inévitable d'une oppression séculière des faibles par les forts." Ils reprochent leur caractère aux classes dominantes. Et l'on menace, on se met en colère, on maudit; on devient vertueux à force de s'indigner, - on ne veut pas être devenu en vain un méchant homme, une canaille... Cette attitude, une invention de nos dix dernières années, s'appelle aussi pessimisme, à ce que l'on m'a dit, pessimisme d'indignation. On a la prétention de juger l'histoire, de la dépouiller de sa fatalité, de trouver derrière elle une responsabilité et, en elle, les coupables. Car c'est de cela qu'il s'agit, on a besoin de coupables. Les déshérités, les décadents de toute espèce sont en révolte contre leur condition et ont besoin de victimes pour ne pas éteindre, sur eux-mêmes, leur soif de destruction ( - ce qui, en soi, pourrait paraître raisonnable). Mais il leur faut une apparence de droit, c'est-à-dire une théorie qui leur permette de se décharger du poids de leur existence, du fait qu'ils sont conformés de telle sorte, sur un bouc émissaire quelconque. Ce bouc émissaire peut être Dieu - il ne manque pas en Russie de pareils athées par ressentiment -, ou l'ordre social, ou l'éducation et l'instruction, ou les juifs, ou les gens nobles, ou bien, en général, tous ceux qui ont réussi de quelque façon que ce soit. " C'est un crime d'être né sous des conditions favorables: car de la sorte on a déshérité les autres, on les a mis à l'écart, condamnés au vice et même au travail "... " Qu'y puis-je, si je suis misérable ! Mais il faut que quelqu'un y puisse quelque chose, autrement ce ne serait pas tolérable ! "... Bref, le pessimisme par indignation invente des coupables, pour se créer un sentiment agréable - la vengeance... " Plus douce que le miel " l'appelait déjà le vieil Homère.


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Contre l'idée de chance : Par ailleurs, et on l'oublie souvent quand on en fait aveuglément l'éloge, une méritocratie authentique, par définition, élimine la chance. En méritocratie pure, ou dans tout système procédural apparenté (typiquement, une société résultant de la théorie de la justice de Rawls ou de type apparenté), la chance n'existe pas, chacun ne peut s'en prendre qu'à lui-même : c'est proprement invivable. Le hasard aide à vivre, à supporter ses échecs. Inversement, c'est parce que le parvenu s'attribue tout le mérite de sa réussite en oubliant le rôle de la chance qu'il est parfaitement imbuvable.