dimanche 23 avril 2017

Furet « Le passé d’une illusion »

Mi-XIXème, on accuse les prolétaires d’Angleterre de partir « chercher de l’or » en Australie ou en Californie ; cela va à l’encontre de la baisse tendancielle du taux de profit. On les accuse de tricher.

Les prolétaires devrait être excités par les crises ; mais ils se calmèrent toujours et les crises se résorbent naturellement.

Il y a, parmi les intellectuels, une formidable « résistance à l’expérience. »

Chateaubriand déteste le bourgeois par nostalgie d’avec l’Ancien Régime. (On a perdu à jamais la perfection de la noblesse avec ces bourgeois.) Puis, c’est plus tard que c’est vis-à-vis des prolétaires.

Mauvaise conscience du bourgeois : la révolution anti-aristocratique n’a pas apporté toutes ses promesses. Honte de soi-même car les rêves « révolutionnaires » ont apporté une situation ambivalente.

Le bourgeoise doute de lui-même, et balance entre la défense de la différence et celle de l’égalité. Rousseau hésite entre la solitude des _Rêveries_ et le vivre-ensemble du _Contrat social._

La démocratie est un régime qui se déteste, depuis ses origines, mais aujourd’hui personne n’a connu autre chose.

Le prolétaire veut devenir bourgeois. Donc la vraie question historique, c’est d’où vient la déchirure intérieure du bourgeois.

L’Allemagne en 1914 est encore incertaine de son territoire, cela explique l’idée que le Reich pourrait s’agrandir ; les frontières n’étaient pas aussi fixes qu’en France à la même époque.
Il y a des racines romantiques à la haine de l’individualisme bourgeois. En Allemagne, cela prend la forme de Kultur contre la Zivilisation : la Zivilisation c’est l’individualisme de 1789. (Thomas Mann et d’autres.)

En 1789, la France est le pays le plus civilisé d’Europe, tout le monde parle le français dans les cours européennes. La Révolution ne change pas les regards (déjà admiratifs) des autres sur le pays. À l’inverse, Octobre 1917 change le regard porté sur la Russie qui passe immédiatement de pays arriéré à celui d’avant-garde.

Un jeune philosophe aime l’universel, il lutte contre le bourgeois aux idées arriérées mais surtout _locales._

En URSS, en 1929, Luckas vit dans des conditions difficiles, car il est suspecté d’être un traite à la ligne marxiste-léniniste ; il refuse néanmoins de serrer la main de Victor Serge, jeune penseur français qui finira déporté au goulag puis libéré en 1941, qui était, à l’époque, surveillé et suspect d’opposition au régime.

En 1930, l’URSS n’a pas encore d’équivalent historique, les hommes ne peuvent comparer le régime à aucun autre dans l’Histoire.

La crise de 1929-30 en Europe sera utilisée tout au long des années 1930 comme une démonstration de l’effondrement imminent du capitalisme, comme l’anarchie du marché à l’œuvre. La planification en URSS, Mussolini, et même Roosevelt vont dans le même sens. Spengler tient ce discours en 1932 en Allemagne : voici le signe de la fin du capitalisme.

Chez Sorel, la violence sort l’homme affaibli de la léthargie « bourgeoise » et nous sort de l’hypocrisie ; c’est un régime de la vérité, une éthique aussi. Sorel développe la fascination pour la « grève générale » qui sera reprise par les syndicalistes.

L’argent est perçu comme un moteur de la désagrégation de la société chez les fascistes.

Mythe communiste : le fascisme provient d’une alliance « bourgeoise » avec le capital, or c’est historiquement faux.

En Allemagne après 1918, le trait distinctif entre les groupes para-militaires et les bolcheviks c’est l’expérience de la guerre des tranchées.

Le libéralisme et le marxisme appartient tous les deux à la Zivilisation ; c’est-à-dire des ennemis de la Kultur allemande. Il s’agit de lutter contre les deux à la fois avec le nazisme.
Or, côté bolchevik, on tient le fascisme pour une dégénérescence de la social-démocratie.

A partir de 1933, Paris devient la place centrale où s’élabore le communisme à l’international, après Berlin où les communistes ont échoué face aux nazis. L’arrivée du Front Populaire en 1936 est la première grande victoire du communisme en dehors de la Russie.

L’anti-fascisme est le camp de la révolution, seuls les communistes peuvent s’en prévaloir, voilà tout l’effort de la rhétorique de Staline dans ces années-là ; seul l’épisode entre le pacte germano-sovétique et la guerre va être difficile à faire avaler.
Staline se définit contre le fascisme plus que pour quelque chose. L’uRSS est l’avant-garde démocratique contre l’avancée du fascisme.
Il faut donc _inventer des fascismes_ partout pour pouvoir se définir contre cela, pour se faire exister. On traite Trotsky de « hitléro-trotskyste » pour insister sur le caractère binaire du soutien à l’URSS ou au nazisme.

En 1935 paraît un des premiers livres critiques de l’URSS par Souvarine, un des anciens membres du parti en URSS, alors qu’au même moment a lieu le « Congrès des écrivains pour la défense de la culture » à Paris, organisé par le PCF.

**Intellectuels**
Romain Rolland passe du scepticisme en 1927 à l’adhésion pleine et entière à l’URSS en 1929. Avec Gide, Malraux, Nizan, Aragon. Les nazis veut sauver l’ancien monde, l’uRSS en construire un nouveau. Même Gide à cette époque attaque le passé contre l’avenir promis par l’URSS.
Gide est un compagnon de route, c’est-à-dire qu’il s’autorise quelques « questions » ; il vient d’un milieu bourgeois protestant qu’il n’aura de cesse de combattre, surtout du côté des mœurs dont il a souffert en tant qu’homosexuel. Il incarne la haine du bourgeois individualiste (et esthète) contre le bourgeois.
En 1936, son « Retour d’URSS » est un coup de tonnerre en France, vendu à 150k exemplaires la première année. On trouve le moyen d’accuser le « bourgeois » en lui.
Drieu aime les idées vagues, les hommes d’action. L’idée qu’il y a quelque chose de « plus grand que soi » le porte.
Breton vit un échec total, c’est un génie sans emploi, un révolutionnaire sans révolution depuis qu’il a décidé de se taire sur l’URSS.

La revue Esprit, chrétien de gauche, incarne aussi l’idéal romantique, la recherche d’une communauté contre les individus « séparés » les uns des autres. Persuadés qu’aucun ordre social ne peut émerger de l’état bourgeois individualiste. La bienveillance d’Esprit envers les débuts des fascismes s’expliquent par leur tentative de recréer des communautés nationales.

Georges Bataille parle de la misère psychologique du bourgeois, de l’homme utile perdu dans le prosaïsme du calcul économique. Le bourgeois efface la dimension orgiaque de l’échange. Il n’y a plus de fête ni de sacré pour le bourgeois par rapport aux primitifs. Le bourgeois ne dépense que pour lui-même, il rompt l’ordre social. La société bourgeois est _homogène_ et sans passions, sans différences, sans sexualité. Le prolétariat est la seule classe hétérogène. Le programme du Collège de sociologie entre 1938-39 est d’étudier la dimension sacrée des phénomènes sociaux.

Au sortir de la seconde guerre, le nazisme va payer pour tous les crimes commis au vingtième siècle. Le fascisme n’existe plus que parmi ses détracteurs, qui veulent continuer de le faire vivre pour exister.
Pourquoi le modèle américain sort-il si faible de la guerre en France, et plutôt mieux en Allemagne ?

L’école de Francfort, et d’autres, sont convaincus que l’État totalitaire naît naturellement du stade suprême du capitalisme de monopole.

Le présupposé selon lequel les démocraties européens ont pactisé avec Hitler donne une vision monstrueuse du bourgeois, qui serait l’allié (inavouable) d’Hitler. Et cela va servir tous les discours antifascistes de l’après-guerre de Staline.

L’URSS est le seul concurrent anti-occidental sérieux, sujet à tout le ressentiment des élites des pays pauvres.
Le pro-communisme a rendu les États occidentaux complices de Staline dans le rapatrient des prisonniers (ou exilés) d’URSS après guerre. Ils finiront au goulag. L’occident, tolérant et respectueux envers Staline, a donc été complice de ses crimes.

L’idée de Staline et des siens est de faire perdurer la menace fasciste, latente mais bien réelle, jusqu’à la grande révolution socialiste qui seule peut mettre fin aux sentiments fascistes. Toutes les sociétés sont donc soupçonnées de fascismes tant qu’elles n’ont pas accompli la révolution socialiste—tous les discours allant à l’encontre de la révolution sont eux aussi suspects, sinon fascistes tout au moins alliés objectifs du fascisme.

La révolution d’octobre 1917 utilise des moyens coercitifs malgré elle, dans la lignée de 1789, mais le fond est juste. Son « essence » est juste, on ferme donc les yeux sur les moyens.
Les intellectuels aiment le marxisme car c’est une science de l’histoire dont seule une avant-garde possède le secret ; l’intellectuel _y a un rôle_ contrairement à la société capitaliste. Goût pour le pouvoir, passion pour la force.
Le marxisme, comme philosophie de l’histoire, a besoin d’interprètes, cela séduit les penseurs.

Comment les Américains peuvent-ils imaginer que tout le sang versé par les communistes de Staline peut ne pas être « au service de la liberté » à la fin de la guerre ? Comment imaginer qu’une dictature peut pousser les hommes à se sacrifier ainsi ?

Selon Arendt, l’idéologie est un système fermé d’interprétation de l’histoire qui dénie tout sens à l’action créatrice de l’homme. L’ordre social ne fait donc qu’un avec l’histoire.

Il n’y a pas d’anti-totalitarisme en France après 1945, seulement un anti-fascisme et un anti-anticommunisme.

Tito, dès l’après-guerre, comme Mao, après le rapport Kroutchev, se séparent de l’URSS ; ils n’ont pas eu besoin des chars soviétiques pour gagner le pouvoir dans leur pays.

Paradoxe autour de Soljenitsyne : il est lu et apprécié à l’ouest par les intellectuels de gauche car Kroutchev le défend a priori, pour ramener à sa cause les intellectuels d’URSS. La gauche n’aurait pas lu Soljenitsyne si Kroutchev n’avait pas donné le signal que c’est un auteur défend (toléré) par le régime.

Avec Brejnev autour du milieu des années 60, la cause pro-communiste se transforme en un anti-impérialisme anti-américain ; autour des luttes nationales comme le FLN et ailleurs. Puis Castro, Mao, etc. « L’impérialisme est le stade suprême du capitalisme. »
Mao accuse Kroutchev d’avoir trahi le marxisme-léninisme, c’est un retour au source.
Comme pour Castro, Mao incarne la figure de l’intellectuel mené au pouvoir par une armée populaire. La Chine de Mao est pauvre, austère et juste. Le Cuba de Castro est un paradis latin, plein de chaleur communautaire. Seule l’imaginaire de la pauvreté fascine encore dans les années 1960, maintenant que la question de la croissance économique ne faisait plus débat comme dans les années 1930 (crise du capitalisme), voir 1950 (plan quinquennaux).

Le nouveau souffle marxiste-léniniste est un individualisme anti-bourgeois d’étudiants et intellectuels ; l’URSS n’inspire plus que les ouvriers.
La bohème intellectuelle repose sur le double, paradoxal, de la _haine de soi_ et le _culte du soi_ chez les étudiants bourgeois.

A partir de 1975 naît la question des « droits de l’homme » et de son intégration dans les pays communistes—qui pourtant reposent tous sur un parti unique.

Le dernier rêve marxiste-léniniste est l’épopée des Khmer-Rouge entre 1975-77.

Althusser, Marcuse et Foucault n’ont jamais critiqué, ni analysé, le socialisme réel. En 1975, Glucksmann sort son premier livre. L’Archipel du goulag est vendu à un million d’exemplaires.
En 1981, le programme de la gauche portée au pouvoir sur le thème de la « rupture avec le capitalisme » est la dernière apparition du néo-bolchevisme dans l’histoire politique occidentale.