dimanche 27 août 2017

Chronique XVII

Films : Apaches (2012 ; drôles d’accents en Corse). The Overnight (2015 ; comédie des Duplass). Les derniers parisiens (2016 ; belle exploration du quartier Pigalle). Tonnerre (2013, seconde vision, décevant). Une femme fantastique (2017, être transsexuel en Argentine : c’est pas drôle). Planète des singes 3 (2017, aucun intérêt). Une vie violente (film corse, moins bien que le Parrain etc.) 120 battements (2017, sans intérêt). Gifted (2017, aucun intérêt).

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Juger de la qualité d’une œuvre par la vitesse de la narration, ou le brassage comme valeur esthétique. La vitesse comme valeur en soi. Viser ce seuil (cette intensité) où « la quantité » en arrive à changer « la qualité ». cf. Hegel etc.

À propos de Desplechin, je prétends : Ses films ne m’appartiennent pas, mais j’appartiens à ses films, comme l’un de ses personnages.

Houellebecq découvre, en recevant le prix de Flore, accoudé à la balustrade avec Sorin, et alors qu’un photographe prend une photo de lui et qu’il émet un petit rictus… il découvre une manière de vivre qui lui convient. Il sera une star, réalise-t-il.

Depuis Hegel on considère tout type de travail comme « une œuvre » alors que c'est faux, le travail manufacturé est soumis à une logique de production et n’a rien à voir avec la réalisation personnelle de toutes les personnes incluses dans le process. Hegel veut nous faire croire que le travail—e.g la production—est la chose « la plus humaine » qui soit ; tout acte de production serait une forme d’expression personnelle ; le « seul mode de communication sociale » serait même la production d'objets ou de services. (Le travail serait un moyen de réaliser tous nos désirs.) Confusion facile entre le fait de peindre, de lire, d’apprendre, d’écrire… et le travail inséré dans un cycle production-consommation.
Aujourd’hui, la lutte contre l'exclusion sociale passe par le travail. C'est devenu le premier moteur de la reconnaissance.
Le dandy est celui qui n’attribue pas au travail sa valeur de reconnaissance sociale—parce qu’il a la chance d’évoluer dans des sphères où 1) la sociabilité, 2) la reconnaissance et 3) le sentiment de réalisation personnelle passent par autre chose. Il sait pertinemment que ce qu’il y a « de plus humains » ne veut rien dire ou, en tout cas, n’a rien à voir avec le travail—mais plutôt avec la contemplation, la jouissance, la quête du sublime, la pratique artistique… (qui, si elle demande un effort énorme, n’a rien à voir avec la pénibilité du travail). Le dandy se réalise par autre chose, et il ne communique pas à travers le cycle production-consommation… L’égalité travail = œuvre est bancale : tout travail n’engage pas notre réalisation personnelle.
Ambiguïté du freelancing : à la fois l’acmé du « travail = œuvre » (ou travail comme réalisation de soi) car le freelance délivre un produit/service à lui tout seul. Mais c’est aussi une manière de sortir du « travail = inclusion sociale », car il n’y a plus de collègues. Le freelancing fait-il que tout acte de production est effectivement un acte d’expression ? Ou à l’inverse, le freelancing aggrave le cas du « travail ≠ œuvre », car le freelance se soumet au cahier des charges d’un autre ; il n’a même plus aucun contact avec autre chose que sa mission.
Que faire ? 1) Faire que l’on travaille moins en général ou 2) faire que le travail ressemble plus à une œuvre, e.g que de plus en plus de monde parviennent (effectivement) à se réaliser au travail. Le freelancing serait-il un mode de responsabilisation de masse ? La croissance des side-projects (ou des associations du weekend, ou des clubs de lecture…) sont des modes de « communication sociale » non-liés au travail ; mais dont, parfois, aux USA notamment, on peut dire qu’ils s’intègrent là-encore dans le cycle production-consommation.
De fait, ce que regrettent les critiques réactionnaires du travail, c’est la contemplation solitaire du poète… ou plutôt, plus généralement, des activités qui ignoreraient les « désirs » de la population ; des activités autistes, e.g non-marchandes. Ils veulent s’interdire de pactiser avec l’époque—car les grands artistes sont à contre-courant d’une époque, e.g des consommateurs. Ce qu’ils détestent dans la production, c’est le fait que cela répond à « un besoin » de leurs contemporains.
Constat tragique : se plaindre de la « reconnaissance » est un problème qui se pose après que le taux de mortalité infantile, et le niveau de vie en général, se sont stabilisés. Il faut donc reposer la question : à partir du moment où l’on peut arrêter de travailler—ce qui est plus ou moins le cas aujourd’hui—quid du travail comme 1) sociabilité et 2) forme d’expression personnelle.
Pourquoi allait-on au travail ? Parce qu’on n’avait pas le choix. Certes…

« Les femmes chez Houellebecq sont obsolescentes. Elles surgissent pour mourir. Il est seul sur son île. »

Taddéi : « Avant, on ricanait quand on parlait de religion, et on parlait sérieusement de politique. C’est aujourd’hui l’inverse : on parle sérieusement de religion et on ricane quand on parle politique. »

Ce qui me déplaît c'est finalement que rien ne se déplie dans la peinture. Tout est déjà là dès la première seconde. Seules des « explications » peuvent venir complexifier l'expérience… mais l'expérience en tant que telle est terminée. Le roman laisse du temps à l'œuvre de se complexifier « en tant qu'oeuvre. »

Dans un musée on préfère regarder les spectateurs plutôt que les toiles. Notamment les gens vulgaires, portant un t-shirt GTA, au crâne rasé, devant les toiles de pop art.

Stendhal passe d'une géographie abstraite à une géographie vécue—quand le narrateur décrit les bruits qu'on entend à l'entrée d'une ville, après l'avoir localisée abstraitement.

Flaubert sur le comique dans Bouvard : « Mettre en scène des idées, comme de petits drames, mis en mouvement comme des personnages. »
Partout chez lui, c’est l’homme & la femme désœuvrés. Il n’y a pas de grands malheurs dans la vie des héros—et d’ailleurs les autres personnages ne les comprennent pas quand Frédéric ou Bovary se plaignent—mais les héros ne savent pas quoi faire, ils s’ennuient, ils fantasment de vies plus intenses que la leur ; de la vie des romans (aujourd’hui, de la télé-réalité, etc.)
« Mieux vaut l'exubérance que le goût. » dans _l’Éducation sentimentale._

J’ai l’impression que le romancier écrit pour le futur, comme l’ethnologue des clichés d’une époque ; quand le cinéaste, beaucoup moins. Ce qui étonne, car le cinéaste capte des images d’un temps présent (qui deviendra le temps passé) ; images qu’il est si difficile de reconstituer à l’écrit. Mais le romancier capte les clichés et, de fait, on comprend peut-être mieux une époque en connaissant ses clichés, ses atteintes faites aux mœurs, ses rêves de grandeur, ses damnés, ses mythes, ses ennemis, ses tabous… qu’en en observant seulement les habits, l’architecture, etc. Comment mieux dépeindre ce qu’était un étudiant petit-bourgeois en 1850’s que Flaubert, qui nous décrit les rêves, l’ennui, les aspirations, les clichés, les « attitudes originales », les tendances de fonds et les tendances émergentes, de ces années-là. (Ce qu’il faut penser, ce qu’il faut faire ; l’attitude à avoir ; les mots à utiliser… tous ces détails qui donne la matière de notre vie quotidienne, pour nous qui y vivons. Flaubert nous décrit un monde où il est plus grave d’appeler une dame par son prénom que de véhiculer des clichés sur les Juifs… par exemple…)
Ce qui sépare le bon romancier du mauvais, c’est à quel point celui-ci est conscient du fait qu’il véhicule les clichés de son temps. Par définition, un auteur communique quelque chose de son époque, mais le mauvais le fera sans s’en apercevoir, quand le bon aura le souci d’ironiser, d’en montrer l’aspect contingent, déterminé, construit ; bref d’en montrer les codes. C’est pourquoi il faut juger le roman à l’aune de l’humour, c’est-à-dire de la méchanceté avec laquelle l’auteur traite de ses contemporains. La méchanceté étant l’inverse de la complaisance ; d’où ma réticence pour Céline qui, parfois, insensiblement, se complait dans sa misère et sauve quelques uns de ses personnages ; d’où aussi ma franche détestation de Beckett qui aime et défend ses personnages comme de petits Christs.

Etre absolument certain de son génie permet de se comporter comme un artiste déjà accompli, c’est-à-dire être _décadent_ plutôt que _moralisateur_ ; comme le sont les jeunes artistes (cf. l’épisode de Girls qui confronte Hannah à un auteur reconnu).
Ne plus avoir aucune conviction (cf. Taddéi), et écrire un livre comme on écrirait le dernier… comme d’Ormesson, un vieux mourant, qui continue d’écrire par pur plaisir, sans ne ressentir aucune obligation morale ; ou comme Houellebecq, ou encore les « hussards », qui écrivent avec insolence, sans aucun respect pour les Belles Lettres.
L’insolence, afin de ne jamais tenir des propos aussi ridicules (concernant « la littérature ») que FAF—propos d’une naïveté désolante, qui sont pleinement bêtes (même si ces gens citent Flaubert partout !…) car ils n’ont aucune ironie. Ces gens-là, FAF et les autres, ont lu Sartre et tous les autres, mais ils n’y comprennent rien ; ils laissent les « belles phrases » dans les livres plutôt que de s’en servir ; ce n’est pourtant pas difficile du tout. Ils sont pleinement sérieux, et ne se remettent jamais en question, ni ne prennent le recul nécessaire pour—a minima—rire de leur propre position, pour _désamorcer_ à l’avance notre petitesse d’êtres humains.
Tout cela pour revenir à la même idée, fuir absolument l’esprit de sérieux, et lui préférer la légèreté, jusqu’à toucher la folie—car nier absolument tous les discours, toutes les « nécessités », nous rapproche toujours un peu plus du gouffre. Vivre en ironiste est proprement insoutenable, cf. Rorty, Kundera…

« Tend moi la joue, ‘faut bien que je m’essuie. » Damso

Écrire le roman « classique » d’une racaille de banlieue, hyper-violente, mais banale. Un _American Psycho_ plus subversif encore ; avec tout le discours sur la victimisation. Un _La haine_ contemporain. Avec, comme en contre-point, l’histoire de sa famille, de ses parents et grands-parents—qui vécurent des misères, la guerre, le colonialisme ; et montrer à travers cela le changement du regard de « la société » sur les Arabes, e.g sur les victimes. (On peut ajouter le parcours intellectuel de gauche d’une bobo qui s’entiche de cette racaille, et de la récupération « nationale » à la E&R ; cf. Bouvard.) Raconter la tournante, l’anti-sémitisme, le tribalisme, un peu de poésie aussi (tribalisme, passion, adrénaline), les dealers, la prison, la CAF, le monoparental, l’islamisation. Je vois bien un roman écrit à la manière du _Hussard bleu_ avec plusieurs personnages qui s’entre-croisent, le fils, la mère, le père, la bobo, le riche du XVIe qui l’utilise comme dealer… peut-être un peu cliché !…

Avant Flaubert, la bêtise est simplement considérée comme un « défaut d’éducation » aisément traitable par la connaissance. C’est Flaubert qui comprend que la bêtise ne diminuera pas avec la technique, les sciences, la modernité, le progrès… et peut-être même qu’au contraire, elle ne fera que croître. La bêtise ne se soigne pas, et surtout pas par l’érudition… au contraire, elle risque de s’aggraver. (Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien y faire, mais il faut être prêt à affronter la l’humanité dans sa bassesse, ce que font Bouvard et Pécuchet avec tant d’efforts, tant de résignation… mais in fine ils y parviennent !… ils retournent à la copie.)

« Je rêve d'un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d'employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l'agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l'interprétation biographique d'une oeuvre. » nous dit Kundera. (Même si, de fait, je ne suis pas assez radical, ou dandy, pour être entièrement d’accord car, comme Houellebecq, je pense que la manière de vivre qu’est le fait d’être « une star » peut convenir à certains d’entre nous… je veux dire, par rapport au suicide…)

« On en peut pas me laisser déprimer tranquillement » dit Houellebecq à propos d’Extension ; inspiré par _L’homme qui dort_ de Perec où, là, le narrateur déprime mais n’a pas besoin d’aller au travail !…
_Les Particules _considère comme un « fait historique » l’histoire depuis 1945 ; certains furent énervés de se voir ainsi étudiés ; ils pensaient pouvoir échapper à l’analyse historique de ce qui a eu lieu depuis soixante ans, la naissance de la consommation, la nouvelle morale, etc. (Quel sujet aborder de façon historique aujourd’hui, sujet qui n’a jamais été traité, même pas par les historiens…)
« Les animaux sacrifient leur vie, sans hésiter, pour un rapport sexuel. » « Il doit y avoir une limite à l’action de la civilisation sur l’homme—le déterminisme biologique reste encore très puissant. » « Limiter l’opération biologique sur l’homme me paraît d’un conservatisme exagéré. »

« What are you optimizing your life for? »

Impressionné par le niveau de _La vie est ailleurs_ de Kundera. Roman d’une puissance folle ; notamment par sa postface (rédigée par un Français) qui en explique—ou plutôt en confirme—la radicalité de son intention : décrire la poésie comme un aveuglement. La poésie, plus que l’art moderne qui est sauvé, à un certain moment, est littéralement assimilé à une idiotie ; à l’idiot utile de tout régime totalitaire. C’est la phrase de Rimbaud, sur l’absolument moderne, qui fait faire des horreurs aux poètes, qui leur fait écrire des vers pendant qu’on enferme les autres. La postface décrit cette violence : la poésie comme supercherie totale, l’innocence « lyrique » comme un chemin paisible (mais inébranlable) vers la complicité d’avec l’horreur. Le héros de Kundera—Jaromil—est un homme niais, convaincu d’avoir du talent, une vie intérieure ; convaincu par un partisan de l’art moderne (qui finira en prison, ironie de l’histoire) de la puissance de sa vie intérieure, de son intuition.
Les pages que je préfère sont celles où Kundera montre en direct la supercherie de « la création artistique » : comment le personnage du peintre (le mentor) décèle de l’intuition, de l’art brut, de l’inconscient à l’œuvre, derrière des explications simples et banales. (L’enfant ne dessine que des femmes nues sans têtes afin d’y glisser la photo d’une camarade…) Et, le plus beau, c’est le fait que le petit enfant y croit, il est bien obligé d’y croire, quand on lui dit qu’il est « l’élu », quand on lui parle de son puissant inconscient.
Puissance incroyable aussi des pages où Kundera admet que la poésie de ces années-là n’est pas forcément « mauvaise » (contrairement aux romans) car la poésie n’admet pas la contradiction ; tout ce qu’elle énonce est vraie, par définition. C’est en cela que la poésie est un art adolescent.
De belles pages aussi, peut-être plus convenues, sur le fait que Jaromil ne plus de la valeur qu’à ce qui est simple, compris de tous—par sa « simple » amante rousse notamment—et appelle cela le moderne. L’art moderne conduit inexorablement à sa subversion, à l’art socialiste, à l’emprisonnement des artistes eux-mêmes. La passion de la révolution, de la table-rase, etc.
Jaromil, comme Bovary, est une pure victime ; et Kundera comme Flaubert tendent un piège à leur petit personnage, bien standard. La mère de Jaromil, intimidée par le peintre-mentor, incapable de comprendre les vers libres, est certes drôle, notamment dans les moments où l’intimité avec son fils se fait un peu trop sentir, et frise l’inceste, mais plus convenu.

En lisant _Les rameaux noirs_ de Liberati, je réalise que je prends un peu de plaisir à lire ce livre alors que je déteste tout ce qu’il s’y raconte. Liberati est genre de poète que je déteste, catholique, citant de Maistre partout, et Aragon, Breton… Bref, du lyrisme à chaque page, des fêtes, des filles, de la drogue ; tout ce que je hais profondément comme manière de vivre. Mais Liberati parvient à écrire un livre qui me touche (un peu…) par son inadéquation totale avec mes valeurs : voilà tout ce à quoi je ne crois pas, résumé en un livre paru aujourd’hui… et cela me donne finalement pas mal d’informations sur moi-même ; peut-être même plus qu’un livre qui me serait proche.

Kundera : si la situation kafkaïenne peut paraître drôle vue de l’extérieur, elle capture la victime « dans les entrailles d’une blague, dans «l’horrible du comique. » Chez Kafka, la souffrance des personnages ne vient pas de leur isolement, mais du viol de leur solitude et de leur intimité. Les personnages de Kafka sont des intellectuels, rarement des artistes, qui agonisent aux prises avec la vie. Ils se débattent dans leur impuissance à contrôler leur existence. Ils s’acharnent à expliquer de manière tragicomique leurs responsabilités et leurs fautes, terrassés par la culpabilité. Ces êtres inventés sont autant de manifestations de l’image que Kafka avait de lui-même et de son monde imaginaire.

Kundera : L’ironie dans un roman, c’est d’admettre qu’aucune phrase, aucun énoncé, ne vaut par lui-même ; mais que les phrases sont juxtaposées, qu’elles s’éclairent les unes et les autres. Les phrases sont en contradiction avec d’autres phrases, avec des gestes, des idées, des situations du roman ; elles ne valent pas pour elles-mêmes. L’ironie c’est une affaire de connexion entre les phrases, sans lesquelles le sens du roman nous échappe.