mardi 1 août 2017

Chronique XVI

Titres: Munitions pour …,

Se demander ce qui prend la place de la famille, de l’église, de l’armée, de l’école aujourd’hui. Contre qui pester ? e.g écrire.
Le roman est une force critique. Il faut d’abord savoir contre qui écrire avant de se lancer. Choisir un conflit et l’étudier.
Refléter les contradictions de l’homme.

Le cinéma est plus existentialiste que le roman. On attend du roman une certaine ironie ; on attend d’un film qu’il nous apprenne à vivre, à aimer etc. L’ironie, la contradiction, l’insoumission, le conflit : des notions réservées au roman. Et c’est parce que je ne sais pas vivre, mais bien plutôt critiquer, que j’écris des romans et non des scénarios.

« Pourquoi choisir l’Histoire ? » demande Muray, et de conclure que nous faisons bien d’éviter le risque et le hasard, quand on nous offre la précaution partout, et pour pas cher. cf. Tocqueville et le despotisme doux…

L’humanité ré-animalisée. Pour l’animal, le désir sexuel est utilitaire, et fermé dans le temps. C’est l’homme qui désir tout le temps. Et c’est l’homme qui met en place d’autres systèmes de rivalités que la seule conquête sexuelle, parce qu’il désire tout, tout le temps. Et ainsi nait la Culture.
La lutte contre toutes les discriminations tente de rapprocher le couple Nature / Culture.
Chez Houellebecq, la commoditisation du sexuel—son monisme dans l’échelle des valeurs—va dans le sens de l’animalisation : aucune autre dimension symbolique que la sexuelle ne compte, alors que les hommes avaient inventé d’autres systèmes de rivalités, d’autres échelles de valeurs, pour se distinguer ; le désir « permanent » chez l’homme l’a poussé à en dehors de l’animalité, c’est bien le fond de l’Histoire.
La dimension court-termiste, la fin de l’amour, etc. que décrit Houellebecq donne une image animale de la sexualité. Si le sexe se commoditise, la séduction disparaît.

Céline est le seul avant-gardiste à avoir été aussi loin, à avoir finalement avoué les désirs violents de l’avant-garde. Ce n’est pas un Rebatet-bis, c’est le plus extrémiste des modernes, des avant-gardistes. (cf. le futurisme etc.)

L’animal ne nie pas.

L’aliénation (par la consommation, le spectacle) comme « seconde nature » imposée a disparu au profit d’une participation directe et active au monde, au présent. Un totalitarisme autogéré. (Voir Debray contre Debord.)

Le thème de la fin du travail est peut-être le plus grand mouvement historique qui a eu lieu depuis 1945, sous la forme du RMI en France. Le renversement des rôles du noble et du serf, à travers le personnage du bourgeois.
La question qui se pose, maintenant que les pauvres n’ont plus besoin de travailler : comment avoir une vie saine en dehors du travail ?
Le capitalisme a non seulement contredit toutes les prédictions du futurologues Marx, mais démontre aussi que l’utopie communiste elle-même (l’abolition du travail, de la propriété etc.) pose de gros problèmes auxquels Trotsky (croyant que l’homme moyen allait finir comme Goethe) n’avait pas pensé. Le capitalisme disqualifie la théorie et la pratique, réfutant la théorie (le pauvre s’enrichit) et réalisant la pratique (le pauvre a du temps pour se cultiver, mais ne le fait pas, ou mal !… cf. Bouvard)

La liberté des artistes dépassent encore la cause animale, cf. cet artiste anglais qui a gagné son procès contre une association se plaignant du sort des poissons que son installation tuait régulièrement.

La fin du croisement homme-femme est, étrangement, le refus d’une certaine mixité, d’un certain mélange, que prône par ailleurs (pour la mixité sociale, urbaine, etc.) ses défenseurs.

Celui qui préfère « comprendre » à « prendre » ne sait pas vivre. Celui qui préfère « prendre » à « comprendre » mérite notre mépris. Il faut apprendre à _faire les deux d’un coup._ (Prendre : l’argent, les femmes, le succès, la chance.)

En lisant Fukuyama, je repense à Timur Kuran : le fait que les préférences puissent être cachées par les citoyens donne aux révolutions leur aspect soudain. Ce n’est pas que tout le monde change d’avis d’un seul coup ; c’est que le seuil est franchi pour qu’une proportion majoritaire de personnes _révèlent_ enfin leur préférence (ils ont eu le temps de se faire une idée auparavant, sans pouvoir l’avouer).
Question : comment faire pour que les préférences restent cachées le moins longtemps possible ? Organiser des élections à bulletin secret pour obliger quiconque à se révéler dans l’intimité de l’isoloir. Ainsi, le Pouvoir découvre un moyen de _prévenir_ les révolutions en forçant tout le monde à dévoiler ses désirs / ses pulsions / son ressentiment. Contrairement à la dictature, la démocratie a inventé un moyen de prévenir la mutinerie, sans pour autant changer ce bon vieux impératif du Pouvoir, partout et toujours : tout faire pour se reproduire, jusqu’à se faire assassiner par les prochains (on ne quitte jamais le Pouvoir vivant, c’est la règle, depuis les primitifs jusqu’à la mafia).

« Élargir le monde », selon Paul Yonnet, à propos de notre rapport aux animaux : on donne une place à d’autres formes de vie. Je pense ainsi à l’internet qui, contrairement à ce que dit Baudrillard de la « consommation », ne fait qu’étendre notre prise sur le monde ; un monde qui ne disparaît pas du tout, mais dont la dimension devient plus palpable.

Certains sont dans le commentaire plutôt que dans la vie.

Un couple, c'est la rencontre entre deux histoires, l'histoire du couple se loge dans le giron de deux récits séparés. On ne parvient jamais tout à fait à se raccorder au récit de l'autre.

Pendant un long moment dans l’histoire, la guerre du Péloponnèse a été la plus grande « action jamais réalisée. » Or avec Google, ou même, dès Ford dans les années 1920 (la moitié des voitures en 1920 en circulation dans le monde sortent de chez Ford), ou même, plus tôt encore avec la compagnie des Indes : ce sont des _aventures commerciales_ qui furent les « plus grandes actions » (mais se pose la question de la Shoah, ou du système concentrationnaire soviétique, dans la compétition morbide des grandes actions…)
Le numérique inverse les trois ordres Politique / Artisanat / Commerce. C'est le commerce qui désormais influence la vie publique. Et le commerce est à la fois production et artisanat (un produit unique, à grande échelle…). Les ordres du politique et de l'artisanat sont relayés derrière « le cercle infiniment mourant de la production et de la consommation. »

On a défendu les victimes à tout prix pour de bonnes raisons, car Les Juifs puis les gays (et, dans une moindre mesure, les prolétaires) avaient quelque chose à « enseigner » à la norme, aux dominants. Mais aujourd'hui les victimes sont plus méchantes (conservatrices, réactionnaires, anti-pluralistes etc.) que « la norme. » Répétons-le : il _fallait_ descendre dans la rue en 68 pour défendre le pluralisme, et il _faut_ se moquer de l'islam, exactement pour les mêmes raisons. À la contre-culture des victimes d'antan (et encore, pas toujours…) s’est substituée une « culture d'ordre » chez les victimes d'aujourd'hui. Or, on veut les défendre au titre de victime alors que c’est le pluralisme qui compte. Les victimes (les minorités dites « visibles ») sont aujourd’hui des agents de l’ordre (parmi d’autres, certes…), comme l’était jadis « la norme » petite-bourgeoise.

Il y a ceux qui osent pisser à l’urinoir, en public, et puis il y a les autres, ceux qui n’y arrivent pas, même en se forçant, même un pistolet sur la tempe.

Un drap usé, des tâches non identifiées. Rien de gore, ni d’immonde, ni de transgressif (cf. Carrère—l’anti-Bataille—sur la sexualité, chose banale, non transgressive.) Juste des tâches, longues, déjà presque effacées avec le temps ; et puis d'autres, brunes, plus étroites, plus visibles, plus récentes. Qu’est-ce que tout cela signifie ? La volupté laisse des traces, des tabous dont on ne parle pas dans les films…

Un libertarien conséquent (à la Simonnot…) comprend qu’il faut abolir la distinction entre le droit pénal et le droit public. Si tous les conflits se règlent entre les victimes et les coupables, sans l’intervention de l’État qui incarnerait une « tierce-personne » ou « la société » alors l’idée même d’un code civil perd toute signification. Tous les conflits sont réglés à l’amiable, entre les parties. Les « crimes sans victimes » disparaissent d’un seul coup.

« Pour qu’une « culture » serve, il faut que cela apporte des enseignements aux spectateurs ; or qu’est-ce que « Le Cid » peut enseigner à l’ouvrier ? Pas grand chose, justement. » Dit un sociologue en 1965.

« N’importe quel asticot qui s’estimerait le premier parmi ses pairs rejoindrait tout de suite le statut de l’homme. » Cioran

Bouvard et Pécuchet, selon Revel : une des premières critiques de la « culture de masse » : les deux compères n’ont pas reçu l’éducation traditionnelle, ni n’ont été formé à la culture « comme il se doit » et ils décident donc de se former de façon artificielle. « Comme s’ils recevaient l’intégral des livres de poches de tous les pays » quand on dirait aujourd’hui « une culture Que sais-je ? » voir « une culture Wikipedia / Youtube. »

L’animal ne se raconte pas d’histoire. C’est pour ça qu’il n’y a pas de monnaie, ni de gouvernement, dans le monde animal. L’animal a un rapport à la chose, il a aussi un rapport « à soi », mais il n’a pas de rapport aux fictions collectives que sont les pays, la monnaie, etc.

Deleuze : L’écrivain pousse le travail sur le langage (syntaxe, style…) jusqu’à la limite de ce qui sépare l’homme de l’animal, e.g ce qui sépare le langage du chant, le langage du cri, etc.

Je ne peux pas faire de grande littérature car je ne suis pas réactionnaire (comme le sont, à des égards très différentes, Flaubert, Houellebecq, etc.). On me traite de misanthrope mais, au fond, je trouve les hommes admirables ; j’envie leur appétit de vivre, l’ardeur qu’ils mettent dans des tâches insignifiantes, et la façon dont ils répètent les mêmes erreurs plus ou moins atroces. Ma littérature ne peut provenir que de la haine que j’ai « pour moi-même » en tant qu’abject individu a-social, caricatural par tant d’aspects ; et non de la haine que je porte à l’égard du monde moderne, etc. Ce sera donc une littérature « personnelle » à la Roth, voir à la Carrère. (Kundera, ou Duroy, ne parviennent pas à parler d’autre chose que d’amour, de relations ; j’ai beau les admirer, leurs leçons sont pour moi limitées.) J’ai une affection particulière pour mon époque (est-ce une naïveté de ma part ? oui…) et j’ai tellement de mal à m’en plaindre…

Bouvard et Pécuchet (1871). Une critique de la connaissance plus que de la bêtise. Les deux cherchent à s'améliorer ; et deviennent effectivement plus forts (au sens de « moins bornés ») que le reste des notables. Ils s'amusent de leurs tabous, ils ressentent la supériorité des tragiques en voulant même se suicider, après leur passage par la métaphysique—et avant de penser à leur testament, puis de croire en Dieu. Ils voient bien que d'autres disent « des bêtises » justement… Ils ont le mérite de ne jamais conclure, tout au long du roman, d’aller toujours plus loin. Tous les « chercheurs de la connaissance » passent par cette étape-ci, ils veulent y croire, suivent des méthodes, se trompent et rient de leur naïveté passée… Le fait qu'ils pensent à se suicider ; ou qu'ils pensent au sexe ; en fait des hommes sains, de bonne volonté.
Flaubert se fait épistémologue : pour apprendre il faut se tromper, car aucune méthode ne nous éloigne de l’erreur… mais il faut aussi croire naïvement à la Vérité pour avancer. La sagesse s’acquiert en devenant sot plus d’une fois. La quête de la sagesse est semée d’embuche, à la fois conceptuelle (on se trompe) et morale (une fois savant, on ne peut s’empêcher de vouloir éduquer les enfants, puis les adultes). Mais ce n’est pas vain, car les deux compères finissent plus sages que les gens du village.
Enfin, Flaubert est tragique : les deux compères reviendront à leur tâche première, car la pratique de la pensée n’est pas pour tout le monde.

« Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il est difficile de se le procurer font de lui un pivot par lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un lien social particulièrement ténu pour les personnes les plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si difficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon, leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est aussi sociale. Bref, un autre élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l'utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d'intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités. »