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samedi 1 juillet 2017

Chronique XV

Titres : L’âge de la terre, Apprenti sauvage, Grosse fatigue, Démarrer la lecture, Roman bourgeois.

Le film _Un souffle au cœur_ de Louis Malle (1971) dépeint une famille bourgeoise de province des années 50’s. Mais, particularité, où la transgression est incessante. Les deux grands frères boivent, amènent des filles, maltraitent les servantes, baisent des putes, emmènent le petit frère se faire dépuceler etc. La mère a un amant, le père est décadent. Bref, ici la bourgeoisie sait vivre, l’argent ne fonctionne pas comme castration comme dans beaucoup de films ou de romans plus ou moins d’inspiration marxiste ; la bourgeoisie vit même trop ; à la fin tout le monde rigole parce que le héros (15 ans) a enfin découché et passé la nuit avec une fille.
Cela me fait penser à _The Innocents_ qui dépeint aussi le même genre de famille très libre, tout au moins pour les enfants. Je pense qu’il y a ici une vérité essentielle, que la plupart des œuvres loupent par haine de l’esprit bourgeois, comme toujours, e.g la dimension transgressive de la bourgeoisie, y compris contre le clergé comme chez Malle. Peut-être même que ce sont les fils de bourgeois qui furent les premiers à lutter contre l’emprise de l’église, en lisant Montherlant et Bataille, et non les fils de prolos, plus conservateurs, plus moraux.

Ce qui est dommage, c’est que le capitalisme n’a pas besoin d’alliés. Quand on lit les pages de _Grand père_ de J-L. Costes, comme tous les livres traitant des dictatures, voir du passé tout court, on se dit que la critique du progressisme à bon dos !… Les viols, les humiliations, les meurtres gratuits, ça y allait. Quand, après ça, on entend au café « Il n’y a jamais eu d’époque où la vulgarité, la bassesse, furent aussi applaudies qu’aujourd’hui » on se dit qu’il vaut mieux fermer sa grande gueule ; aller au cinéma, à la plage, lire des romans de gare et aller pointer à 9h30 au travail, baiser tranquillement ; et surtout fermer sa gueule et remercier Dieu de nous avoir fait naître aujourd’hui en France.

Un personnage houellebecquien. Il déprime gentiment. « Aujourd’hui, il ne se passe plus rien. J’ai bien vécu des événements, amitié, joie éphémère, hobby, passion amoureuse, quelques lectures bouleversantes. Le dernier en date, c’est une startup. Pourquoi tout cela s’est-il arrêté ? Est-ce ma faute ? Je ne crois pas. »

Qu’est-ce que serait qu’un essai sur le mainstream ? Etre Français, c’est croire qu’assez naturellement, en s’exprimant, on va toucher à l’universel. Or c’est aux USA que l’art populaire est mainstream, qu’il peut être apprécié ailleurs qu’aux USA. Cet optimisme français est drôle : comme s’il n’y avait pas de travail à faire contre soi-même pour s’adresser à l’universel.

Comment DOA maintient le suspens sur 300 pages ? Il « encadre » le récit dans les quinze jours de l’entre-deux tours d’une élection présidentielle. L’unité de temps est respectée ; il y a une « date butoir » à l’intrigue. Le lecteur se demande « mais comment cela va t-il être résolu avant la Fin, qui est déjà déterminée par l’intrigue ? »
Le suspens, c’est le fait d’encadrer une narration par sa fin. Contrairement à un roman contemplatif, un roman à suspens demande en permanence au lecteur : « Comment cela peut-il finir ? » Forcément mal. (Le roman d’aventure est, paradoxalement, une forme de contemplation : on aime l’aventure pour l’aventure.)
Le lecteur est « captif » car il veut s’en sortir. Il veut moins « plonger » dans l’histoire (sci-fi, aventure, pur style) que « s’en sortir » (énigme, suspens, horreur  etc.) D’où la question à propos d’un ou plusieurs personnages : « Comment va t-il s’en sortir ? » ; c’est cet état, comme lecteur, qui nous accroche. (Dans _La sentinelle_ on se demande comment le héros va parvenir à s’échapper, à se débarrasser de cette tête qui lui veut du mal. Dans _Le jardin de l’ogre_ on s’imagine que ça va mal finir pour l’héroïne, on se demande par où ça va exploser.)

Contre le courage, Truffaut défend plutôt le tact.

Dans _Pour une chance_ de Bertrand Betsch : « Mêmes si nos vies sont minuscules / Qu’elles nous chahutent, qu’elles nous bousculent / Il y a encore ta lumière / Qui me sert de point de repère. »

Debord : « Dans le petit nombre de choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. »
Cette idée, présente chez Debord, comme une intuition commune chez les vidéastes de ce que sera Youtube : ses films sont presque exclusivement un assemblage d’extraits d’autres films. Ce procédé veut démontrer que les composantes d’une vie libre sont déjà présentes dans la nature et dans la technique. Mais il faut en modifier le sens et la structure, si l’on veut vraiment accéder à une expérience esthétique.

« J’écris pour sauver des images, le livre n’est qu’un prétexte » Emmanuelle Richard.

« Je suis le genre de fille qui prend toute sa valeur dans le noir » dans _Préparez vos mouchoirs_ de Blier.

Muray, Houellebecq, Kundera, Roth nous ont fait mûrir ; mais c'est à Nabe que revient le privilège d'avoir fait de nous des adultes, au tout départ. On pourrait même qu’ils nous ont appris à écrire mais que Nabe, lui, nous y a obligé.

Cotillard : « Je trouve une respiration, et cela dit tout le reste. Une voix qui respire ou pas, un corps qui respire ou pas. »

Étrange de constater, une fois de plus, que _les marges_ telles qu’elles ont l’air de passionner V. Despentes ne m’intéressent que peu. Ou alors, celles visant à produire _une norme_ évidemment, comme les hackers des années 60 et 70. Ou, inversement, le rock’n roll, puis le rap, qui sont devenus des orthodoxies après avoir marinés dans les marges, méprisés par l’intelligentsia.
Finalement, l’espèce de romantisme à être _rejeté_ ne peut pas m’attirer car j’en souffre ; et je ne comprends pas pourquoi V. Despentes continue d’admirer des gens qu’elle n’a fait que fuir.

Sur _Gaston et Gustave_ d’Olivier Frébourg : « De son ami Bernard Frank, il avait appris l'art de l'industrieuse paresse, de la digression littéraire et de la sieste gastronomique. Et voici qu'il découvrait l'horreur. Un enfant mort, qu'il conduisit seul, un matin, dans son tout petit cercueil en bois, jusqu'au feu du crématorium. Un survivant précaire, né au terme de 26 semaines, pour lequel le pronostic vital était engagé. L'insondable détresse de sa femme, qui allait bientôt le quitter comme Flaubert congédia Louise Colet. »

(passer le CAPES sans aucune préparation pour 2 jours de congés, se prendre un 3 et un 2, et se dire : « Merde, j’aurais pu avoir plus »)

(Achille qui, tout nu, caché par la porte d’une armoire, dit à Nathan : « Mais va donc à la cuisine prendre de la brioche » en sachant que Nathan doit passer derrière lui, et le voir cul nu, pour aller à la cuisine.)

En écoutant un rappeur parler de son métier, je me dis que la toute la culture « populaire » (par exemple, les notes de musiques, do, ré, mi, etc.) que les rappeurs utilisent dans leurs paroles vient d’une civilisation occidentale qu’ils détestent. Ce qui est drôle, c’est qu’ils utilisent le langage que des morts « occidentaux » ont crée, pour l’assassiner. Autrement, le rap ne peut pas exister sans une culture orthodoxe qui le soutient. Le rap rejoint toutes les contre-cultures qui ont besoin d’un tuteur auquel s’accrocher pour tenir debout : le rock’n roll, le pop-art, la langue parlée dans le roman.
Si l’on regroupe tout cela dans le « post moderne » et dans le collage, on comprend que la maturité de l’art occidental n’a jamais pu être atteint ailleurs, car il se positionne dorénavant par rapport à une culture classique. Vouloir imiter le post-modernisme dans une société qui n’a aucune colonne verticale est « littéralement » impossible, car un collage part bien, par définition, d’éléments préexistants.

La gauche, la religion, le conservatisme, etc. ne sont pas des idées politiques distinctes ; ce sont des chapelles d’une seule et même idiotie : la détestation de l’homme commerçant, c’est-à-dire du mouvement. (C’est pour cela que l’intellectuel compte moins que le boutiquier pour juger du pluralisme, c’est-à-dire du seul bien commun, car il existe des intellectuels au service de l’ordre, et qu’il n’existe que des boutiquiers au service du désordre ; sinon, cela s’appelle des fonctionnaires.) Ou, dit inversement, la fascination pour l’immobilité, pour le cadre, quel qu’il soit, aussi superbement orné, manufacturé. Toutes ces chapelles proposent de figer différemment, mais toujours de figer, les sujets humains ; et ce que certains nomment « progrès », le « sens de l’histoire », la « guerre sainte » ou la « réaction » sont des appellations variées pour dénommer _ le chemin_ que les chapelles comptent prendre pour bâtir leur parc humain ; qui diffèrent certes par bien des aspects, des interdits alimentaires aux vêtements au taux d’imposition, mais qui reste un parc (fonctionnarisés, ordonné, etc.)

Je veux écrire un roman sur le commerce, sur la croissance économique, ce mystère _humain_ que jamais personne n’a sondé de près. Moins sur le fonctionnement d’une entreprise, déjà fait, banal, que sur le processus d’enrichissement d’un homme, d’une communauté, d’un pays, du monde entier. Comment peut-on passer en soixante ans de l’après-guerre à l’An 2000 ? Comment est-ce _possible_ d’opérer une telle accumulation de valeur, de faire disparaître les paysans, les usines, etc.
Qu’est-ce qu’on crée quand on travaille, dans une société de services ? Plus personne ne _voit l’enrichissement_ à l’œuvre aujourd’hui, contrairement à un paysan ou un industriel qui augmente la cadence quotidienne de la production d’un bien X ou Y.
Revenir au traumatisme de la fin de mon enfance, qui n’est pas la chute du Mur comme Desplechin, mais mon arrivée à Katmandou, depuis Paris.

Nimier dans _Le Hussard bleu_ (p. 271) : Il faut regarder les rêves des adolescents pour ausculter une société. En 1900 : avoir une maîtresse. En 1930 : porter une arme, tuer.

Un film culte, ou un roman culte, c’est un bien culturel qui véhicule une manière de vivre que les jeunes gens imitent ; un idéal du bonheur, aussi, auquel les jeunes aspirent. Ainsi, en 2005, avec l’Auberge espagnole, l’idée que le bonheur doit passer par l’étranger, par l’exotisme (plus que par la défoncer ou la fête, cf. _Less than Zero_ etc.)

C’est bien _une certaine forme_ de saturation à l’œuvre qui m’intéresse dans un film ou un livre. (D’où mon indifférence à la peinture, à l’art plastique, ou même au théâtre, ou à la BD, des formes d’arts peut-être plus « pauvres en monde » malgré elles ; mais, évidemment, tout aussi sujettes à l’admiration savante, etc.)
Mais là encore, il faut être précautionneux : les films de Lynch peuvent à certains égards être considérés comme « saturés » de signifiants, or j’en ai de plus en plus horreur. De même, les romans de Pynchon, Wallace, etc. voir même Dosto, qui me tombent des mains.
La formule pourrait être : une saturation dans la juxtaposition, dans un cadre non-onirique.
Je reviens toujours au géologue/géographe. La vérité de la vie se loge dans l’art d’être géographe, de juxtaposer des éléments variés, inattendus, et de penser à des motifs (kunderiens) qui puissent unifier les éléments juxtaposés. Les motifs seront les qualités des personnages, qui ne changent pas selon les situations, mais aussi les « grands thèmes » qui traversent la fiction.
Exemples : Truffaut ne produit pas de grands films à mon goût car ses meilleurs films sont des blocs monolithiques ; pire encore avec Rohmer qui réduit ses films à une intrigue minimale. Je peux les admirer, mais cela ne représente pas ce que je cherche à faire. Bref, ce sont des œuvres pauvres, malgré tout le génie qu’on peut y trouver.
Le « film choral » n’est pas non plus un bon exemple de juxtaposition, car il traite de personnages différentes. Il y a une juxtaposition d’intrigues mais pas de niveaux de discours : on admire _Magnolia_ de P. T. Anderson car l’espèce d’ivresse est bien là, en dépit de l’aspect choral ; mais sa réussite formelle me semble plus limitée que _Two Lovers_, par exemple, ou bien d’autres films de James Gray, de Wes Anderson, d’Apatow etc. Pareillement, _La vie, mode d’emploi_ de Perec est éblouissant mais moins puissant qu’un Kundera, dont les romans comptent moins de personnages, mais imbriquent les fictions les unes dans les autres à un niveau bien supérieur.
Les teenage-movies m’intéressent plus : il y a toujours au moins deux univers, le lycée et les parents ; voir un troisième avec la petite amie.
(Quelques jours plus tard, j’ajoute : l’aspect « court » d’un roman me paraît de plus en plus essentiel. Fonctionner comme un flash, entre la nouvelle et le gros pavé, me semble être une tâche formelle absolument noble ; c’est qu’il n’existe pas de gros-livre qui me semble « géniaux » comme l’est _Extension_ ou _Contrevie_ par exemple.)

Juin 40 est notre seul outil intellectuel. Mais il ne faut pas se plaindre, Péguy et les siens n’avaient que Dreyfus à la bouche, puis, Céline, Drieu & Co n’avaient que Verdun. À chacun sa croix.

Finalement, et Perec et Houellebecq fonctionnent de la même manière, en croisant une étude théorique et des matériaux puisés dans des magazines féminins.

Noguez résume le talent de Houellebecq : Une nouvelle manière de voir les mœurs, la société, l'avenir. Faire des pronostics vachards - sur la disparition de Foucault & co à la fin du roman. Et des pronostics sur le destin de notre espèce.

Defalvard :
« A la différence des romans d’intrigue, où la cohérence est censée apparaître en premier lieu, ici c’est l’inverse: la cohérence est ce qui apparaît en dernier. Ce sont des romans qui ne montrent pas immédiatement où ils vont, ce sont des romans qui se cachent. On s’inscrit, au fond, dans une tradition française, là où beaucoup sont dans la dépendance d’une littérature américaine qui privilégie le plot, l’intrigue. J’ai voulu faire un roman qui n’ait pas d’autre honnêteté que celle de mon narrateur. »

Lévinas :
« Ce que j'aime, je l'aime sans limite, sans condition: je ne peux l'aimer que de manière (fantasmatiquement), illimitée. J’aime à l'infini. Je n'aime qu'à l'infini. »

Dresser une liste des items qui font qu’un roman « n’est pas un Marc Lévy ». Un personnage qui travaille à une check-list pour éviter de tomber dans du Marc Lévy malgré lui ; et c’est finalement cette œuvre (sous la forme de liste, de conseils, comme une « lettres à un jeune poète » d’aujourd’hui) qui le fera connaître.