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mercredi 5 mai 2010

L'Etat contre la culture

Un mythe bien accrédité, et que les profiteurs de ce que Marc Fumaroli a appelé l'État culturel[5] ont intérêt à répandre, veut que la politique culturelle consiste à prendre de l'argent à de riches incultes pour le redistribuer à un peuple pauvre mais en mal de culture. La réalité est que, décennie après décennie, la politique culturelle, financée par les impôts des classes moyennes, sert à offrir des livres et des spectacles à des consommateurs qui font partie des segments les plus aisés de la population. La politique culturelle produit une des formes de redistribution étatiques les plus perverses, et on exagère à peine en disant qu'elle consiste à prendre du pain aux ouvriers pour offrir des livres aux riches.

Selon Marc Fumaroli, dont l'ouvrage L'État culturel a provoqué de vifs débats à Paris, l'étatisation de la culture française date surtout de la création par de Gaulle du premier ministère des Affaires culturelles. Sous la IIIe République (1875-1939), soutient Fumaroli, l'État joua essentiellement, dans le domaine de la culture, un rôle de conservateur des musées, des monuments nationaux et des "retraites studieuses" comme la Bibliothèque Nationale. La IIIe République répandait l'esprit des Lumières et la "culture cultivée" par l'intermédiaire de l'école publique, dont le modèle de rigueur et de démocratie élitaire continue de hanter les esprits à une époque où le déclin de l'instruction publique prend l'allure d'une débâcle même si le phénomène paraît moins prononcé en France qu'ailleurs. Les écrivains et les artistes, eux, survivaient en vendant leurs oeuvres ou avec l'aide d'amis et de mécènes: tels furent les locataires du Bateau Lavoir, Braque et Picasso. Encore durant les années cinquante et soixante, les oeuvres d'auteurs dramatiques comme Beckett ou Ionesco furent créées dans des théâtres parisiens non subventionnés.

Le déclin de la culture française dans le monde tient à ce que le rayonnement d'une culture dépend de la richesse et de la créativité de l'économie qui la sous-tend plutôt que des moyens artificiels que l'on met en oeuvre pour la promouvoir. La sclérose de la culture française vient non seulement des subventions qui la coupent du marché mais aussi des contrôles et des normes qu'impose l'État payeur et qui, artificielles, sont bousculées par les pratiques spontanées de l'interaction sociale et le progrès technique qui boude la culture normalisée.

L'innovation et la création ne se prédisent ni ne se commandent à coups de subventions. Pendant que l'État colbertiste donnait des coups d'épée culturels dans l'eau et tentait de créer artificiellement une informatique française, un jeune enseignant français inconnu, Philippe Kahn, quitte la France au début des années quatre-vingt pour aller créer en Californie, à partir de rien, Borland International. Dix ans plus tard, sa compagnie se classe parmi les premiers fabricants mondiaux de logiciels pour micro-ordinateurs.