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vendredi 29 décembre 2017

Chronique XIX

Le communiste est binaire : il y a deux offres, si ce n'est pas nous, c'est le fascisme ; le capitalisme (américain) n'étant qu'un stade préparant l'avènement du fascisme.

La Gauche, comme la profession des philosophes en Europe, n’ont jamais fait leur autocritique quant à leur complicité massive, au point même qu'on pourrait l'appeler _sa responsabilité_, dans la mise en place de dictatures dans la moitié des pays du globe. Il n’y aucune honnêteté intellectuelle chez ces gens-là, chez ceux parlant de la gauche, chez ceux se targuant d’idées philosophiques.
On peut certes citer Bouveresse, et peut-être Bricmont, qui vont dans ce sens. Les autres intellectuels sérieux, Furet, Boudon… sont passés à droite depuis longtemps. Mais cela ne devrait pas nous réjouir, car Bruckner, Glucksmann & co n’ont finalement rien fait pour que cette autocritique ait lieu. Or c’est un préalable avant que ces gens-là (la Gauche, la profession des philosophes) puissent avoir des idées intéressantes, originales, imaginatives, et qu’ils puissent consacrer leur énergie à « décrire le monde en des termes nouveaux »—cf. Rorty.

« J’ai très longtemps été dramatiquement seule dans la vie. Ça a généré chez moi une si profonde faim de contact humain, que c’est pour ça que j’accorde une telle importance à chaque personne que je rencontre. » Nothomb

Pourquoi le rap français m’intéresse ?
Le rap parvient à éviter le kitsch tout en se basant sur une culture ultra-mainstream, d’une pauvreté extrême, affligeante, et presque touchante à nos yeux de sur-singes sur-éduqués. Je suis ébahi devant ce qu’on parvient à faire avec la culture populaire, d’une énorme pauvreté. Les références sont extrêmement limitées : blockbusters US, Scarface, la marque Louboutin… Les thèmes aussi : la galère dans la banlieue, la subversion de l’ordre, l’argent facile, les affaires…
Pourtant, l’écosystème rap parvient à produire du « niche » avec ce mainstream, alors que l’habitude voulait qu’on produise du niche avec du niche—les avant-gardes, et même une certaine partie du post-moderne produit du niche avec du niche (ou pseudo-mainstream, comme Lynch, Hitchcock…).
Le rap français montre ce à quoi mène la pure culture mainstream, comment on peut l’utiliser pour créer du « niche », au contraire de la variété populaire, qui tombe dans le kitsch en faisant du mainstream avec du mainstream.
À cet égard, le R&B est une dérive kitsch du rap, avec des bons sentiments, une espèce de lissage opéré sur la haine et la négativité du rap.
La conclusion, d’un point de vue esthétique, c’est que la « culture historique » sur laquelle un artiste se base compte peut-être moins que la négativité dont il est l’objet, pour produire des choses surprenantes, pour étendre son imagination, son pouvoir de (re)description.

En France, 240,000 personnes vivraient de la vente du cannabis, dont 100,000 dans le 93. Uniquement en Seine-Saint-Denis, la drogue rapporterait plus d’un milliard d'euros de chiffre d'affaires par an.

Kacem : « L’homme est l’animal traumatisé par la science. »

Quel serait « un nouveau type d'interlocuteur » aujourd'hui ; comme Roth a trouvé le psychanalyste dans Portnoy pour construire un type de narration innovant, encore inexistant.

« Nos frères inférieurs. »

En dépit de ce qu’on dit ci-et-là, les femmes voient encore la sexualité comme quelque chose d’un peu sale. Du coup, elles attendent d’être prises en charge pour ne pas avoir à se mêler de sexualité, de plaisir ; elles laissent à l’homme la responsabilité là-dessus. (Et ce dès le départ : de leur dire qu’elles sont belles, de les draguer, de les amener au lit…) Le paradoxe étant qu’en dépit de la libération sexuelle bla-bla-bla, le partenaire doit s’occuper à la fois de son propre plaisir et du plaisir de la femme—e.g délivrer le sacro-saint orgasme par cunnilingus. Bref, les femmes, parce qu’elles ont peur et ont encore cette vision détériorée du sexe, font finalement peser la qualité d’une relation sur leur partenaire. Elles se déchargent du fait d’être elles-aussi présentes pendant l’acte et, partant de là, tout aussi responsables que l’homme dans le plaisir qu’elles prennent.
(Le rapport ambiguë des femmes à la masturbation évoque bien cela : si elles refusent de prendre en charge leur propre plaisir, comment espèrent-elles en prendre à deux ? Les excuses : « Ça m’excite pas », « Je me sens ridicule », montrent que, au fond, elles se fichent pas mal de leur corps et de leur plaisir ; elles ont abandonné le combat.)

Dans les années 1980 aux USA, on compte 40% d’avortements pour 100 enfants à
naître.

Kundera, Essais :
Le modernisme, c’est la recherche de l’essence dans la pratique de son art. La poésie enlève la rhétorique et se concentre sur la fantaisie. La peinture enlève l’aspect documentaire et mimétique. Le roman refuse d’être une illustration de son temps, ou d’une thèse quelconque.
Kafka écrit sur la bureaucratie alors qu’elle commence à peine. Luther critique l’église qui commence tout juste à être corrompue. Baudrillard parle d’une société où la consommation commence juste à s’entendre. Bref, il est plus facile d’écrire sur un phénomène qui vient de naître, même si ses effets sont encore minimes. Exemple donné par Kundera : un romancier évoque pour la première fois les nuisances sonores des voitures alors que Prague, à cette époque, n’en compte littéralement que quelques unes. (Je pense aussi à Muray qui parle du caractère festif du kitsch contemporain, dix ans avant la « fête des voisins », la Gay Pride ou la Nuit Blanche.)
Chez Musil, l’organisation imaginaire qui organise une fête de célébration pour la paix juste avant 14-18 se nomme L’Action parallèle.
« Un jour viendra où l’on demandera à l’art d’être au service de la vie collective, on exigera de lui qu’il rende belle la répétition et aide l’individu à se confondre, en paix et dans la joie, avec l’uniformité de l’être. » Comme la musique qui fut jusqu’au XII siècle une simple répétition du même chant grégorien, avant qu’on ait l’idée d’introduire des contrepoints chantés.

Céline a vécu à côté de l’histoire, du côté du perdant, il n’est pas du côté du tralala comme tous ceux qui ont écrit plus tard sur la guerre, auréolé du Bien et des supplices. Cela permet à Céline de décrire la mort d’un chien justement sans tralala et de voir la vanité non comme une qualité mais comme une part de l’identité de l’homme qui, au seuil de sa mort, ne peut s’empêcher de prendre une pose.

L’amour des parents chez Roth montre une génération pas si éloignée et des rapports au sexe qui paraissent terriblement datés. L’homme chevauche deux voir trois périodes historiques aujourd’hui. (L’amour émouvant et vieillot des parents.)

Sartre dit que l’étranger chez Camus est une reprise de la figure du XVIIIe. « Des personnages qui voient les faits avant d’en saisir le sens. » Ce qui provoque chez le lecteur le sentiment de l’absurde. Flaubert admire Candide pour la même raison.

Bellanger : « On lit des romans, parfois, comme on pourrait lire des panneaux d'indication, des notices de médicament ou des textos sur son téléphone. Pour s’orienter, peut-être, pour aller mieux, sans doute, ou tout simplement car les mots sont apparus et que lire fait partie de nos tâches quotidiennes — du psychédélisme léger de la réalité. Le roman d'une certaine façon appartient au paysage normal du monde. C'est, d’une autre manière, ce qu’expliquait déjà Tolstoï en faisant figurer un livre dans son roman : la validation esthétique peut en passer par une reconnaissance, même grossière, du travail fourni. Quelqu’un a réfléchi à cette histoire, quelqu’un a travaillé à ce dictionnaire. L’auteur existe, mais il est au travail. Un travail dont Franzen spécifie le sens : il doit aboutir à la naturalisation du roman. À son admission calme parmi les objets naïfs du monde. »

Les écrivains séducteurs : Montherlant, Albert Cohen, Matzneff. Les écrivains vieux garçons : Perec, Ionesco, Sartre.
Aussi : les écrivains évidents (Houellebecq), et les non-évidents (D.F. Wallace).

Smartphones are cameras connected to the internet.

« Les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ; ils aiment la morale. » Montesquieu

Banks get to decide what your store of value should be, and you go along because that will be account unit & exchange medium. Unfortunate (& undemocratic) b/c choice of value store carries moral dimension (dollars supports US policy, Google stock supports Google).

« It was easier to predict mass car-ownership than to predict Walmart. »

Crypto automates more than money, it automates trust. A blockchain provides trusted database without a central authority, where each record can do things, act on itself and others. But what does it mean to have money that is active, and not passive like fiat is?

Todd disant que tout s’explique par les structures familiales loupe l’explication en terme dynamique : comment expliquer l’enrichissement, par exemple, si tout est joué par les structures—sachant que celles-ci sont à peu près fixes, selon lui. Todd a besoin de faire rentrer des éléments historiques contingents pour expliquer l’apparition du communisme par exemple, même si il explique bien pourquoi le communisme apparaît ici et non ailleurs. Il faut de l’input historique pour faire fonctionner son modèle.
Si l’on dit plutôt que c’est la rhétorique vis-à-vis des bourgeois qui guide le monde, alors on explique la dynamique, car la rhétorique change.
L’alphabétisation de masse et le nazisme n’auraient jamais pu naître ailleurs qu’en Allemagne, explique Todd.
À la fin des années 30, tous les pays de l’Europe de l’euro aujourd’hui étaient en fait sous une dictature autoritaire—avec Salazar, Castro, Mussolini, Hitler, presque Pétain, etc. C’est après 45, avec l’arrivée des anglo-saxons que met en place de la démocratie en Europe. Mais pour la première fois débarrassée des USA et de l’Angleterre, avec le Brexit, depuis 1945, l’Europe retrouve sa voie historique autoritaire avec l’euro, imposé au peuple, etc. L’Europe, historiquement, n’a à peu près rien fait pour la démocratie libérale—qui est seulement britannique, américaine, et française.

New Victorians: Clothing: We are not walking or riding bikes for transportation, but for exercise. It displays virtues, just as the corseted dresses did. Food discipline: virtuous self-denial, self-discipline ; virtues much praised by Victorians. Ethos of improvement and discipline. Posting photos of a marathon on social media to say: I've made so much effort, I'm so virtuous.

Soumission n’est pas un roman sur l’Islam, ni sur la religion, mais sur la collaboration.

Le style vient du rapport d’un auteur à la langue parlée, à la façon dont il parle lui-même. Car on commence toujours par avec un contact avec le parler, bien avant l’écrit. Flaubert, bien avant Céline, passe son « parler » provincial à l’écrit, car il est dit partout qu’il faisait des fautes de prononciation.

Double tendance : supermarché des religions des « dominants » (le bouddhiste-catholique) et fanatisme structurant des jeunes paumés. Vocation thérapeutique du bouddhisme, aller-mieux sans verticalité.

mardi 26 septembre 2017

Chronique XVIII

Le prix du succès (2017, scènes intéressantes avec un rappeur et d’autres, qui se sont aussi sortis de la merde). Petit paysan (2017, mélange de comique et de drame très bien fait). Patty Cake (2017, belle légèreté et un montage ébouriffant). Barbara (2017, sans intérêt). Le redoutable (2017, comédie réussie, la fin flanche un peu). Ghost Dog (intéressant, mais si peu intense en idées, en propositions…)



Le pragmatiste ne s’intéresse pas à la « nature du vrai » mais aux attitudes que les gens prennent en déclarant un énoncé vrai.

Finalement, le surréalisme vient après Dada, qui vient à son tour après le futurisme—le message se dégrade à chaque fois. Le surréalisme est accusé par certains de détruire l’héritage Dada et de « marchandiser » l’art à nouveau, en dépit des prouesses formelles qui cachent l’art = marchandise plus qu’autre chose.

Rorty voit le « progrès » comme un progrès de l’imagination, plus que du Bien, du Juste, etc. C’est l’aptitude qui consiste à décrire le familier dans des termes non-familiers qui l’intéresse. Rendre le futur plus « riche » que son passé.

Le lyrisme (intériorité pure de l’adolescent, enfermé dans sa libido, à soi-même une trop grande énigme pour s’intéresser à d’autres énigmes) n’est pas une forme de connaissance, contrairement au donjuanisme (ouvrir le monde au scalpel). Le libertin, comme « le roman », est dans une non-adhésion radicale ; quand le lyrique est encore aveuglé par les grandes mythes de l’amour, la fidélité, l’extase, la vraie passion…
Dans la sexualité, dans les manifestations, Kundera montre deux attitudes : ceux qui parviennent à se perdre dans le monde, et ceux qui restent toujours distants. (Quand elle voit une manifestation, elle dit que le plus grand mal est de chanter à l’unisson, y compris lorsque c’est pour accuser un régime totalitaire ; car celui-ci fonctionne aussi en faisant chanter les hommes à l’unisson.)
L’extase (donc la jouissance) est une annulation momentanée de l’individu. (On pourrait dire : Heidegger qui vise la quête de l’être plus que de l’étant veut nous faire revenir à l’état de l’extase, quand _tous les hommes se ressemblent_ justement.) Ce moment d’extase n’est pas chez Kundera un moment de sens unique, mais l’approche du nihilisme, d’où son scepticisme à l’égard du romantisme, voir du mensonge poétique, du délire poétique, qui veut en fait annihiler la pensée. En cela, parler d’individualisme quand on s’amuse à sortir faire la fête et écouter de la musique, e.g quand les individus se transforment en un seul corps collectif à la recherche de l’effusion, de l’identification… Le bonheur implique identité et différence, surtout pas la perte de l’identification de soi à soi que provoquent ces moments de communion des foules.
Le kitsch abolit l’idée que pourrait survenir de l’insolite.

« Bientôt, peut-être reconnaîtra-t-on les homosexuels à ce signe : – Non mais tu sais, lui, il est... enfin... tu vois, quoi... il lit Proust, il a une moustache, il va au Queen... il... il est... marié. » Beigbeder, à propos d’un livre de Duteurtre.

Au fond, l’ironie de Duteurtre est certes plus « visible » que celle de Houellebecq, mais, étrangement, elle me paraît moins radicale. À la lecture _Voyage en France_, qui me donne un certain bonheur, je sens qu’il « manque quelque chose » par rapport à MH. Déjà, la densité historique, le fait d’insérer des purs essais—car Duteurtre si essaie mais cela s’apparente à un carnet de voyage sur le rapport USA/France les fois où il « théorise ». Le reste du temps, c’est une description ironique de personnages, notamment des pseudo-artistes, ou des simili-nostalgiques des années 1900 ; mais cela n’arrive pas à percer quoi que ce soit. Comme si, c’est dur à dire, mais cela sonnait creux d’en-dessous. Le malaise en tant que lecteur est absent, par rapport à MH bien sûr, ou même par rapport à la scène incroyable de viol dans _Travelingue._ Peut-être ma gêne vient-elle simplement du fait c’est du Muray/Camus un peu déguisé, et disons « retranscrit en fiction » ?
Je ne sens pas chez Duteurtre ou Aymé la « confession de faiblesse » qu’il y a chez MH, ou même chez Perec. (Tant dans _L’homme_ que dans _Les choses_ : on sent une compassion de l’auteur pour des personnages tristes, ratés, très fortement honteux d’eux-mêmes, de leurs rêves, de leur ambition déçue.)
Duteurtre reste d’aplomb, il n’arrive pas à participer à la grande destruction des clichés. Il ne se diminue pas comme narrateur. Le lecteur sent trop la distance entre l’auteur et le narrateur, Duteurtre lui-même ne s’avoue pas vaincu. Disons qu’il le fait un peu, avec le personnage du quadragénaire et de son amante collante, mais comme cela paraît palot face à du MH ! Les héros de Kundera se confessent de trop, eux-aussi, ils apparaissent dans leurs contradictions, et se ridiculisent autant que les autres personnages. Kundera, comme Flaubert, s’amuse avec eux, il les piège. Les personnages participent de la dénonciation de clichés par l’auteur.
Duteurtre ne conçoit pas ses romans comme des aveux de faiblesse. Et paradoxalement, il n’y pas tant de négativité que chez MH—qui cède pourtant à l’histoire d’amour à l’eau de rose, ou fait intervenir des personnages pathétiques. Duteurtre refuse le pathos, et pour cela ses romans perdent paradoxalement en légèreté—car ils manquent de contraste entre la légèreté et l’artillerie lourde du lyrisme, qu’il ne traite pas, et dont il ne peut donc se moquer à l’intérieur de ses romans, puisqu’il les supprime de ses romans, de ses mondes… Il refuse tant le lyrisme qu’il le supprime de ses romans, quand MH parvient à placer du lyrisme pour le subvertir à l’intérieur même du récit : MH accepte cette part du monde, l’utilise, et la pousse à bout. Duteurtre la supprime de ses romans, peignant un monde à moitié réel, le lecteur a l’impression d’une arnaque sur la marchandise (« mais ce n’est pas ma vie qu’il décrit là ! ») ou, disons de discours utopique, véritablement anti-existentialiste.
On aimerait que le monde ressemble aux romans de Duteurtre, seulement ce n’est pas le cas : nous sommes—malgré nous—plongé dans un univers à la MH ou Kundera, plein de lyrisme, de sérieux, engoncé et ridicule dans notre sens du tragique. Car c’est aussi cela qu’il faut dénoncer : les sages eux-mêmes ne parviennent pas à s’en sortir, que l’exil lui-même est interdit, ou tout au moins dramatique. cf. Agnès dans _L’immortalité_ ou Michel dans _Extension_ et _Plateforme._ Bref, il faut embrasser l’ironie et le drame pour éviter de tomber dans la simple satire sociale, cf. Duteurtre, Aymé, etc. (Il ne faut avoir aucun jugement critique vis-à-vis de ses personnages, même de ceux qu’on déteste, et dont on désapprouve les actions et les pensées.)

Le cinéma apprend à gérer sa névrose, à préférer la vie plutôt que la mort, très littéralement. Desplechin nous dit : nous autres les névrosés, nous autres qui sommes presque des vieux-garçons, qui sommes à la tangente permanente, nous parviendrons à nous réconcilier avec le monde, avec nos amis, nos familles, nos aimées…
Le roman, de son côté, est un moyen d’utiliser son intelligence—de ne pas prendre sa non-adhésion au monde comme une malédiction, mais à l’embrasser, à la travailler, à la raffiner au point de faire la liste de tous les clichés, des « a priori », de son époque (seule tâche, petite mais noble, dévolues aux bons romanciers) ; e.g tout ce que son époque « ne pense pas » justement, tout ce qui passe à la trappe de la réflexion, de la remise-en-cause (on pourrait oser dire « du débat »).

Chez Kundera, le libertin et l’exilé sont les deux faces d’une même figure. (Tomas, le quarantenaire, etc.) On est d’abord l’un, puis l’autre. Le rapport au monde est finalement le même, celui d’une non-adhésion ; c’est le rire du Diable qu’on veut empêcher de faire rentrer dans les idylles que les hommes tentent de créer partout, toujours. (J’imagine que Milan Kundera, l’auteur, est lui-même ce doublon du libertin passé exilé.)

La satire défend une thèse. Et l'ironie aucune. L'ironie juxtapose des discours mais ne tient aucune certitude pour acquise.

Si 60 millions de petits gestes peuvent vraiment « avoir un effet » sur le réchauffement climatique, et l’avenir de l’humanité ; alors pourquoi ne pas nous y obliger plus durement, surtout s'il en va de notre survie ! Et donc de "punir" ceux qui ne le font pas.

Notre plus grand problème n'est-il pas justement l'insignifiance ? Demande Kundera, en commentant un livre de Sterne qui n'adresse que des questions futiles…

Roth a besoin d'un narrateur témoin car ses personnages évoluent dans le temps. Kundera explore des personnages-concepts qui n'ont pas de rupture sensible dans leur vie, il peut se contenter d'un narrateur extérieur.

Des héros qui abandonnent la course :
Agnès qui abandonne la lutte, qui préfère aller se balader plutôt que de rentrer à Paris. Elle fait un pas de côté. Ce n'est pas une ascension comme dans les romans modernes (Stendhal, Proust) décrits par Girard, c'est un exil, un abandon.
K. continue de lutter pour que la justice se fasse, même si le monde déjà n'est plus modifiable par son action, de façon à priori. (Par rapport au roman moderne, le monde a cessé d'être modifiable par le héros, mais K. souhaite toujours agir ; il adhère.)
Dans _Les Choses_, voir dans _Un homme qui dort_, Perec n'arrive pas à enlever à ses personnages la volonté de se changer (eux mêmes à défaut du monde). Ni d'ailleurs Ionesco dans _Le solitaire_ qui donne à son héros des raisons d'agir, une volonté de s'échapper de soi-même ; mais jamais un abandon total du combat.
Seul Houellebecq parvient à avoir un narrateur qui abandonne la course, qui cesse de lutter pour la domination sexuelle etc. D'ailleurs, les expressions de « sens du combat », de « domaine de la lutte »… expriment le débat intérieur de Houellebecq. L'action est-elle encore possible, souhaitable ?
Pourquoi cela diffère néanmoins du nouveau roman, qui voulait tuer les personnages, tuer le monde finalement, pour une simple recherche formelle ?

Le lyrisme poétique chez Kundera :
Version négative : la négation de la merde. Version positive : l’accord avec l'être. (Le poème manifeste l'accord avec l'être, l'absence de faille perçue dans son identité, son raccord avec le monde. Ni l'ombre de l'erreur, ni celle de la mort ou de la merde ne s'y projette plus !…)
L'innocence du bourreau qui croit aller dans le sens de l'histoire, avec le sentiment d'être en accord total avec la foule… D'où son lien avec la poésie, qui donne elle-aussi l'image d'un homme en accord total avec lui même. (Et d'une certaine musique dite pop ; et pourrait-on dire aussi de certains drogues récréatives.)
L'esprit de poésie : la faute et l'imperfection sont ignorés, niés. Le poète immature s'identifie toujours à ses émotions. Une posture abri-poétique est méfiante face aux sentiments, elle est distante.
Faire suite à _La vie est ailleurs_ : faire un roman contre la figure du jeune homme, du lyrisme, de l'amour passion etc. Se moquer du jeune homme, refuser les discours « poétique » et kitsch comme finalement en produit Easton Ellis, en fabriquant du mythe.
Ainsi : le New Age, comme toutes les spiritualités, veulent raccorder l'être avec lui-même ; presque à tout jamais. Faire de la méditation, c'est s'assurer que l'erreur, que l'imperfection, disparaissent à tout jamais. C'est vivre dans le rêve d'une pureté absolue du désagrément, nier l'erreur comme constitutionnelle, rêver d'un accord total avec soi-même.

Le cinéma dit : il faut se réconcilier avec le monde. Le roman dit : il faut traiter des clichés. (Le cinéma fait du burlesque, le roman fait de l'ironie. Le domaine est très clairement délimité.)

Yannick Haenel écrit des scènes sans aucun ordre dans de petits cahiers, « à la main ». Tous les matins, il retranscrit sur l’ordinateur toutes ces scènes avec tous ses cahiers disposés autour de lui, car les scènes sont écrites dans des ordres plus ou moins aléatoires. Il s’assure ainsi de ne jamais avoir de « page blanche » à écrire quand il prend son ordinateur, le matin, et écrit la version au propre. Il a déjà du contenu grâce à ces petits cahiers, qu’il ré-ouvre en permanence pour « partir de quelque chose », de scènes, de citations, de dialogues, etc.

Raymond Boudon : Il n'y a aucune inculcation par un milieu ou une nature, mais seulement des justifications ; une série de justifications que n'importe qui vous ressortira quand il se trouve en danger. Le moins intellectuel des ouvriers vous justifiera—à son échelle—le moindre de ses goûts, la moindre de ses croyances. Il dira : « Si j’aime la viande plutôt que le poisson, c’est parce que … » quand Bourdieu _aimerait_ que les pauvres n’aiment pas le poisson de façon a priori, et qu’on le leur a inculqué ce dégoût. Les gens se convainquent eux-mêmes de leurs a priori—ceux-ci ne sortent pas de nulle part.

« Il est affreux de ressembler à son père », dit Nizan dans _La Conspiration_ ; affreux de se prévoir.

« The IKEA effect has also been observed in animals, such as rats and starlings, which prefer to obtain food from sources that required effort on their part. »

Désavantager quelqu’un a un résultat immédiat, non-falsifiable. Avantager une personne prend du temps ; car c’est une trajectoire qu’on veut faire infléchir.
Il est donc plus simple de désavantager que d’avantager quelqu’un. (Aussi : nos automatismes brident notre bonne-volonté, si bien que les moyens qu’on donne à un homme ne changent pas ses fins.) De là, un présupposé stupide : désavantager l’un, c’est forcément aider l’autre.

People leave managers, not companies.

Garcia : « Ce qui me rend sombre, c’est la masse de gens à qui il va falloir dire adieu : tout le Nouvel Hollywood, tout le minimalisme américain, Steve Reich, Philip Glass,Godard, etc. Parfois, je me dis que s’il avait fallu que le XXe siècle dise à ce point adieu au XIXe, on n’aurait jamais eu d’avant-garde, on n’aurait jamais eu le surréalisme, le dadaïsme. Heureusement que les grandes figures du XIXe siècle n’étaient plus pour laisser la place aux artistes avant-gardistes, entre 1905 et 1913. Cela a permis la formation du siècle. Nous, on est déjà en 2017 et on va devoir prendre encore 15 ans à dire adieu aux grandes figures du siècle passé. »

Muray : « Rien n'est plus dangereux que l'Avant-gardiste acculé dans ses retranchements dorés. Ce ne sont pas des valeurs qu'il défend, ce sont des intérêts. “L’esprit de notre temps est celui d'une société dont le moindre soupir se veut déjà culture”, constate encore Duteurtre.
“Ce que l'État encourage dépérit, ce qu'il protège meurt”, disait Paul-Louis Courier. L'Etat détruit tout ce qu'il approuve ; il lui a même suffi, récemment, de créer un Musée des tags pour que ceux-ci disparaissent presque aussitôt du paysage urbain. Qui pourrait désirer vraiment quelque chose que l'État désire ?
Qu'on le veuille ou non, qu'on s'en réjouisse ou pas, c'est le raï et le rap qui innovent, non les chercheurs ircamiens. Il y a toujours plus de sensibilité dans trois phrases de Prévert que dans l'oeuvre entière de René Char, cacographe officiel. Marcel Aymé reste lisible, non Claude Simon ou Duras. Et tout le reste à l'avenant. Le “nouveau” lui-même est une vieille habitude qui commence à se perdre. »

Le premier titre des _Particules_ était « La grande mutation ». Si Houellebecq a refusé, c’est peut-être parce que le titre est trop programmatique du programme romanesque lui-même : un grand roman doit par définition faire état d’une grande mutation ; dans la façon de voir/sentir, ou dans les événements politico-sociaux eux-mêmes ; et idéalement les deux sont liés. cf. Proust et Céline.

Pour prévoir le futur, il suffit d’observer la Californie : « Aujourd'hui, un seul État a rendu obligatoire la castration chimique pour les pédophiles récidivistes : la Californie, depuis 1996. »

L’alcoolisme a baissé en France en même temps que la consommation d’anxiolytiques augmentait. On leur donne des anxiolytiques qui entraînent une dépression qu'on combat avec des antidépresseurs, qui aggravent la dépression sur la durée et génèrent des comportements suicidaires.

L’extase c’est ce qui me rend égal à tous les autres ; dans la foule, la fête ou l’orgasme, je perd mon identité. On n’y trouve pas le bonheur, mais la fusion.

Nozick : « Le canevas d’utopie que nous avons décrit est équivalent à l’État minimal. L’État minimal nous traite comme des individus inviolés, qui ne peuvent pas être utilisés de certaines façons par d’autres, comme moyens, outils, instruments, ou ressources. Nous traitant avec respect et respectant nos droits, il nous permet individuellement ou avec ceux que nous choisissons, de choisir notre vie et de réaliser nos desseins et notre conception de nous-mêmes, dans la mesure où nous pouvons le faire, aidés par la coopération volontaire d’autres individus possédant la même dignité. Comment un État ou un groupe d’individus ose-t-il en faire plus ? Ou moins ? »

La modération est préférable à l’hypocrisie.

Dewey et Foucault partagent un même « perspectivisme » sur l'histoire des sciences et des sciences sociales en particulier. Ils défendent tous les deux l'intuition de Nietzsche que le mensonge le plus long est celui d'une nature (Dieu, la Science, la Vérité…) sous-jacente qui puisse venir nous sauver. Mais Rorty est du côté de Dewey car son discours défend un plus grand pluralisme. Dewey ne pense pas que l'homme soit livré à lui-même (sans solidarité humaine) une fois les grands concepts de Dieu ou du Prolétariat disparus : les valeurs bourgeoises continuent bien d'exercer une solidarité. Or le soupçon général de Foucault ne donne aucune réponse à cela, ni ne l’explique.

_L’Anti-nature,_ de Rosset : Rousseau fuit le déguisement, et l'artifice. Des Esseintes hait la nature car elle n'est justement pas solide et monumentale, contrairement à ce qu'on prétend. Il pourrait dire : donnez moi de la vraie nature et j'oublie l'artifice. L'état de délabrement de la nature en appelle donc à l'artifice.

Contre la mort de l’auteur chez Barthes et Foucault : Kundera intervient dans le roman, en cela on ne pourrait pas imaginer que son texte circule sans l'auteur comme le souhaite Foucault/Barthes en réaction à l'individualisme bourgeois qui a inventé l'auteur (pour se faire plaisir entre soi, entre bourgeois.) Cela rappelle l'anonymat obligatoire du totalitarisme bien sûr… Tuer l'individu bourgeois c'est faire de nous tous des esclaves.

Houellebecq : « Et maintenant, j’étais là, seul comme un connard, à quelques mètres du guichet XYZ. Pour dire les choses crûment, ce que je souhaite au fond, c’est pratiquer le tourisme. »

L’ironie est une attitude strictement européenne, les seuls Américains à pratiquer cet art—et encore dans des dimensions communautaires, donc limitées—sont les Juifs de la côte Est, mais pourquoi donc ? Faut-il être du _côté de l’échec_ ?

Histoire de la virilité :
Au contraire du XIXe, on ne dit pas que le sexe épuise le corps ; on est, à l’inverse, inquiet car on ne fait pas assez l’amour. À partir de 1970, le fait de réussir sexuellement est associé au succès, à l'équilibre et à la force. Naissance concomitante de la sexologie. La sexualité conçue comme un sport d'endurance.
Les femmes tondues à la libération : honte des hommes d'avoir subi la défaite, d'avoir laissé rentrer les nazis dans leur intérieur. On tond les femmes, alors qu’on leur donne le droit de vote. (Haine-de-soi de l’homme occidental ?)

dimanche 27 août 2017

Chronique XVII

Films : Apaches (2012 ; drôles d’accents en Corse). The Overnight (2015 ; comédie des Duplass). Les derniers parisiens (2016 ; belle exploration du quartier Pigalle). Tonnerre (2013, seconde vision, décevant). Une femme fantastique (2017, être transsexuel en Argentine : c’est pas drôle). Planète des singes 3 (2017, aucun intérêt). Une vie violente (film corse, moins bien que le Parrain etc.) 120 battements (2017, sans intérêt). Gifted (2017, aucun intérêt).

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Juger de la qualité d’une œuvre par la vitesse de la narration, ou le brassage comme valeur esthétique. La vitesse comme valeur en soi. Viser ce seuil (cette intensité) où « la quantité » en arrive à changer « la qualité ». cf. Hegel etc.

À propos de Desplechin, je prétends : Ses films ne m’appartiennent pas, mais j’appartiens à ses films, comme l’un de ses personnages.

Houellebecq découvre, en recevant le prix de Flore, accoudé à la balustrade avec Sorin, et alors qu’un photographe prend une photo de lui et qu’il émet un petit rictus… il découvre une manière de vivre qui lui convient. Il sera une star, réalise-t-il.

Depuis Hegel on considère tout type de travail comme « une œuvre » alors que c'est faux, le travail manufacturé est soumis à une logique de production et n’a rien à voir avec la réalisation personnelle de toutes les personnes incluses dans le process. Hegel veut nous faire croire que le travail—e.g la production—est la chose « la plus humaine » qui soit ; tout acte de production serait une forme d’expression personnelle ; le « seul mode de communication sociale » serait même la production d'objets ou de services. (Le travail serait un moyen de réaliser tous nos désirs.) Confusion facile entre le fait de peindre, de lire, d’apprendre, d’écrire… et le travail inséré dans un cycle production-consommation.
Aujourd’hui, la lutte contre l'exclusion sociale passe par le travail. C'est devenu le premier moteur de la reconnaissance.
Le dandy est celui qui n’attribue pas au travail sa valeur de reconnaissance sociale—parce qu’il a la chance d’évoluer dans des sphères où 1) la sociabilité, 2) la reconnaissance et 3) le sentiment de réalisation personnelle passent par autre chose. Il sait pertinemment que ce qu’il y a « de plus humains » ne veut rien dire ou, en tout cas, n’a rien à voir avec le travail—mais plutôt avec la contemplation, la jouissance, la quête du sublime, la pratique artistique… (qui, si elle demande un effort énorme, n’a rien à voir avec la pénibilité du travail). Le dandy se réalise par autre chose, et il ne communique pas à travers le cycle production-consommation… L’égalité travail = œuvre est bancale : tout travail n’engage pas notre réalisation personnelle.
Ambiguïté du freelancing : à la fois l’acmé du « travail = œuvre » (ou travail comme réalisation de soi) car le freelance délivre un produit/service à lui tout seul. Mais c’est aussi une manière de sortir du « travail = inclusion sociale », car il n’y a plus de collègues. Le freelancing fait-il que tout acte de production est effectivement un acte d’expression ? Ou à l’inverse, le freelancing aggrave le cas du « travail ≠ œuvre », car le freelance se soumet au cahier des charges d’un autre ; il n’a même plus aucun contact avec autre chose que sa mission.
Que faire ? 1) Faire que l’on travaille moins en général ou 2) faire que le travail ressemble plus à une œuvre, e.g que de plus en plus de monde parviennent (effectivement) à se réaliser au travail. Le freelancing serait-il un mode de responsabilisation de masse ? La croissance des side-projects (ou des associations du weekend, ou des clubs de lecture…) sont des modes de « communication sociale » non-liés au travail ; mais dont, parfois, aux USA notamment, on peut dire qu’ils s’intègrent là-encore dans le cycle production-consommation.
De fait, ce que regrettent les critiques réactionnaires du travail, c’est la contemplation solitaire du poète… ou plutôt, plus généralement, des activités qui ignoreraient les « désirs » de la population ; des activités autistes, e.g non-marchandes. Ils veulent s’interdire de pactiser avec l’époque—car les grands artistes sont à contre-courant d’une époque, e.g des consommateurs. Ce qu’ils détestent dans la production, c’est le fait que cela répond à « un besoin » de leurs contemporains.
Constat tragique : se plaindre de la « reconnaissance » est un problème qui se pose après que le taux de mortalité infantile, et le niveau de vie en général, se sont stabilisés. Il faut donc reposer la question : à partir du moment où l’on peut arrêter de travailler—ce qui est plus ou moins le cas aujourd’hui—quid du travail comme 1) sociabilité et 2) forme d’expression personnelle.
Pourquoi allait-on au travail ? Parce qu’on n’avait pas le choix. Certes…

« Les femmes chez Houellebecq sont obsolescentes. Elles surgissent pour mourir. Il est seul sur son île. »

Taddéi : « Avant, on ricanait quand on parlait de religion, et on parlait sérieusement de politique. C’est aujourd’hui l’inverse : on parle sérieusement de religion et on ricane quand on parle politique. »

Ce qui me déplaît c'est finalement que rien ne se déplie dans la peinture. Tout est déjà là dès la première seconde. Seules des « explications » peuvent venir complexifier l'expérience… mais l'expérience en tant que telle est terminée. Le roman laisse du temps à l'œuvre de se complexifier « en tant qu'oeuvre. »

Dans un musée on préfère regarder les spectateurs plutôt que les toiles. Notamment les gens vulgaires, portant un t-shirt GTA, au crâne rasé, devant les toiles de pop art.

Stendhal passe d'une géographie abstraite à une géographie vécue—quand le narrateur décrit les bruits qu'on entend à l'entrée d'une ville, après l'avoir localisée abstraitement.

Flaubert sur le comique dans Bouvard : « Mettre en scène des idées, comme de petits drames, mis en mouvement comme des personnages. »
Partout chez lui, c’est l’homme & la femme désœuvrés. Il n’y a pas de grands malheurs dans la vie des héros—et d’ailleurs les autres personnages ne les comprennent pas quand Frédéric ou Bovary se plaignent—mais les héros ne savent pas quoi faire, ils s’ennuient, ils fantasment de vies plus intenses que la leur ; de la vie des romans (aujourd’hui, de la télé-réalité, etc.)
« Mieux vaut l'exubérance que le goût. » dans _l’Éducation sentimentale._

J’ai l’impression que le romancier écrit pour le futur, comme l’ethnologue des clichés d’une époque ; quand le cinéaste, beaucoup moins. Ce qui étonne, car le cinéaste capte des images d’un temps présent (qui deviendra le temps passé) ; images qu’il est si difficile de reconstituer à l’écrit. Mais le romancier capte les clichés et, de fait, on comprend peut-être mieux une époque en connaissant ses clichés, ses atteintes faites aux mœurs, ses rêves de grandeur, ses damnés, ses mythes, ses ennemis, ses tabous… qu’en en observant seulement les habits, l’architecture, etc. Comment mieux dépeindre ce qu’était un étudiant petit-bourgeois en 1850’s que Flaubert, qui nous décrit les rêves, l’ennui, les aspirations, les clichés, les « attitudes originales », les tendances de fonds et les tendances émergentes, de ces années-là. (Ce qu’il faut penser, ce qu’il faut faire ; l’attitude à avoir ; les mots à utiliser… tous ces détails qui donne la matière de notre vie quotidienne, pour nous qui y vivons. Flaubert nous décrit un monde où il est plus grave d’appeler une dame par son prénom que de véhiculer des clichés sur les Juifs… par exemple…)
Ce qui sépare le bon romancier du mauvais, c’est à quel point celui-ci est conscient du fait qu’il véhicule les clichés de son temps. Par définition, un auteur communique quelque chose de son époque, mais le mauvais le fera sans s’en apercevoir, quand le bon aura le souci d’ironiser, d’en montrer l’aspect contingent, déterminé, construit ; bref d’en montrer les codes. C’est pourquoi il faut juger le roman à l’aune de l’humour, c’est-à-dire de la méchanceté avec laquelle l’auteur traite de ses contemporains. La méchanceté étant l’inverse de la complaisance ; d’où ma réticence pour Céline qui, parfois, insensiblement, se complait dans sa misère et sauve quelques uns de ses personnages ; d’où aussi ma franche détestation de Beckett qui aime et défend ses personnages comme de petits Christs.

Etre absolument certain de son génie permet de se comporter comme un artiste déjà accompli, c’est-à-dire être _décadent_ plutôt que _moralisateur_ ; comme le sont les jeunes artistes (cf. l’épisode de Girls qui confronte Hannah à un auteur reconnu).
Ne plus avoir aucune conviction (cf. Taddéi), et écrire un livre comme on écrirait le dernier… comme d’Ormesson, un vieux mourant, qui continue d’écrire par pur plaisir, sans ne ressentir aucune obligation morale ; ou comme Houellebecq, ou encore les « hussards », qui écrivent avec insolence, sans aucun respect pour les Belles Lettres.
L’insolence, afin de ne jamais tenir des propos aussi ridicules (concernant « la littérature ») que FAF—propos d’une naïveté désolante, qui sont pleinement bêtes (même si ces gens citent Flaubert partout !…) car ils n’ont aucune ironie. Ces gens-là, FAF et les autres, ont lu Sartre et tous les autres, mais ils n’y comprennent rien ; ils laissent les « belles phrases » dans les livres plutôt que de s’en servir ; ce n’est pourtant pas difficile du tout. Ils sont pleinement sérieux, et ne se remettent jamais en question, ni ne prennent le recul nécessaire pour—a minima—rire de leur propre position, pour _désamorcer_ à l’avance notre petitesse d’êtres humains.
Tout cela pour revenir à la même idée, fuir absolument l’esprit de sérieux, et lui préférer la légèreté, jusqu’à toucher la folie—car nier absolument tous les discours, toutes les « nécessités », nous rapproche toujours un peu plus du gouffre. Vivre en ironiste est proprement insoutenable, cf. Rorty, Kundera…

« Tend moi la joue, ‘faut bien que je m’essuie. » Damso

Écrire le roman « classique » d’une racaille de banlieue, hyper-violente, mais banale. Un _American Psycho_ plus subversif encore ; avec tout le discours sur la victimisation. Un _La haine_ contemporain. Avec, comme en contre-point, l’histoire de sa famille, de ses parents et grands-parents—qui vécurent des misères, la guerre, le colonialisme ; et montrer à travers cela le changement du regard de « la société » sur les Arabes, e.g sur les victimes. (On peut ajouter le parcours intellectuel de gauche d’une bobo qui s’entiche de cette racaille, et de la récupération « nationale » à la E&R ; cf. Bouvard.) Raconter la tournante, l’anti-sémitisme, le tribalisme, un peu de poésie aussi (tribalisme, passion, adrénaline), les dealers, la prison, la CAF, le monoparental, l’islamisation. Je vois bien un roman écrit à la manière du _Hussard bleu_ avec plusieurs personnages qui s’entre-croisent, le fils, la mère, le père, la bobo, le riche du XVIe qui l’utilise comme dealer… peut-être un peu cliché !…

Avant Flaubert, la bêtise est simplement considérée comme un « défaut d’éducation » aisément traitable par la connaissance. C’est Flaubert qui comprend que la bêtise ne diminuera pas avec la technique, les sciences, la modernité, le progrès… et peut-être même qu’au contraire, elle ne fera que croître. La bêtise ne se soigne pas, et surtout pas par l’érudition… au contraire, elle risque de s’aggraver. (Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien y faire, mais il faut être prêt à affronter la l’humanité dans sa bassesse, ce que font Bouvard et Pécuchet avec tant d’efforts, tant de résignation… mais in fine ils y parviennent !… ils retournent à la copie.)

« Je rêve d'un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d'employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l'agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l'interprétation biographique d'une oeuvre. » nous dit Kundera. (Même si, de fait, je ne suis pas assez radical, ou dandy, pour être entièrement d’accord car, comme Houellebecq, je pense que la manière de vivre qu’est le fait d’être « une star » peut convenir à certains d’entre nous… je veux dire, par rapport au suicide…)

« On en peut pas me laisser déprimer tranquillement » dit Houellebecq à propos d’Extension ; inspiré par _L’homme qui dort_ de Perec où, là, le narrateur déprime mais n’a pas besoin d’aller au travail !…
_Les Particules _considère comme un « fait historique » l’histoire depuis 1945 ; certains furent énervés de se voir ainsi étudiés ; ils pensaient pouvoir échapper à l’analyse historique de ce qui a eu lieu depuis soixante ans, la naissance de la consommation, la nouvelle morale, etc. (Quel sujet aborder de façon historique aujourd’hui, sujet qui n’a jamais été traité, même pas par les historiens…)
« Les animaux sacrifient leur vie, sans hésiter, pour un rapport sexuel. » « Il doit y avoir une limite à l’action de la civilisation sur l’homme—le déterminisme biologique reste encore très puissant. » « Limiter l’opération biologique sur l’homme me paraît d’un conservatisme exagéré. »

« What are you optimizing your life for? »

Impressionné par le niveau de _La vie est ailleurs_ de Kundera. Roman d’une puissance folle ; notamment par sa postface (rédigée par un Français) qui en explique—ou plutôt en confirme—la radicalité de son intention : décrire la poésie comme un aveuglement. La poésie, plus que l’art moderne qui est sauvé, à un certain moment, est littéralement assimilé à une idiotie ; à l’idiot utile de tout régime totalitaire. C’est la phrase de Rimbaud, sur l’absolument moderne, qui fait faire des horreurs aux poètes, qui leur fait écrire des vers pendant qu’on enferme les autres. La postface décrit cette violence : la poésie comme supercherie totale, l’innocence « lyrique » comme un chemin paisible (mais inébranlable) vers la complicité d’avec l’horreur. Le héros de Kundera—Jaromil—est un homme niais, convaincu d’avoir du talent, une vie intérieure ; convaincu par un partisan de l’art moderne (qui finira en prison, ironie de l’histoire) de la puissance de sa vie intérieure, de son intuition.
Les pages que je préfère sont celles où Kundera montre en direct la supercherie de « la création artistique » : comment le personnage du peintre (le mentor) décèle de l’intuition, de l’art brut, de l’inconscient à l’œuvre, derrière des explications simples et banales. (L’enfant ne dessine que des femmes nues sans têtes afin d’y glisser la photo d’une camarade…) Et, le plus beau, c’est le fait que le petit enfant y croit, il est bien obligé d’y croire, quand on lui dit qu’il est « l’élu », quand on lui parle de son puissant inconscient.
Puissance incroyable aussi des pages où Kundera admet que la poésie de ces années-là n’est pas forcément « mauvaise » (contrairement aux romans) car la poésie n’admet pas la contradiction ; tout ce qu’elle énonce est vraie, par définition. C’est en cela que la poésie est un art adolescent.
De belles pages aussi, peut-être plus convenues, sur le fait que Jaromil ne plus de la valeur qu’à ce qui est simple, compris de tous—par sa « simple » amante rousse notamment—et appelle cela le moderne. L’art moderne conduit inexorablement à sa subversion, à l’art socialiste, à l’emprisonnement des artistes eux-mêmes. La passion de la révolution, de la table-rase, etc.
Jaromil, comme Bovary, est une pure victime ; et Kundera comme Flaubert tendent un piège à leur petit personnage, bien standard. La mère de Jaromil, intimidée par le peintre-mentor, incapable de comprendre les vers libres, est certes drôle, notamment dans les moments où l’intimité avec son fils se fait un peu trop sentir, et frise l’inceste, mais plus convenu.

En lisant _Les rameaux noirs_ de Liberati, je réalise que je prends un peu de plaisir à lire ce livre alors que je déteste tout ce qu’il s’y raconte. Liberati est genre de poète que je déteste, catholique, citant de Maistre partout, et Aragon, Breton… Bref, du lyrisme à chaque page, des fêtes, des filles, de la drogue ; tout ce que je hais profondément comme manière de vivre. Mais Liberati parvient à écrire un livre qui me touche (un peu…) par son inadéquation totale avec mes valeurs : voilà tout ce à quoi je ne crois pas, résumé en un livre paru aujourd’hui… et cela me donne finalement pas mal d’informations sur moi-même ; peut-être même plus qu’un livre qui me serait proche.

Kundera : si la situation kafkaïenne peut paraître drôle vue de l’extérieur, elle capture la victime « dans les entrailles d’une blague, dans «l’horrible du comique. » Chez Kafka, la souffrance des personnages ne vient pas de leur isolement, mais du viol de leur solitude et de leur intimité. Les personnages de Kafka sont des intellectuels, rarement des artistes, qui agonisent aux prises avec la vie. Ils se débattent dans leur impuissance à contrôler leur existence. Ils s’acharnent à expliquer de manière tragicomique leurs responsabilités et leurs fautes, terrassés par la culpabilité. Ces êtres inventés sont autant de manifestations de l’image que Kafka avait de lui-même et de son monde imaginaire.

Kundera : L’ironie dans un roman, c’est d’admettre qu’aucune phrase, aucun énoncé, ne vaut par lui-même ; mais que les phrases sont juxtaposées, qu’elles s’éclairent les unes et les autres. Les phrases sont en contradiction avec d’autres phrases, avec des gestes, des idées, des situations du roman ; elles ne valent pas pour elles-mêmes. L’ironie c’est une affaire de connexion entre les phrases, sans lesquelles le sens du roman nous échappe.

Qu’est-ce que le pragmatisme ?

Le pragmatisme, c’est le focus sur l’action que les croyances nous font faire, pas sur les croyances elles-mêmes. Les croyances comptent en ce qu’elles causent des actions, dit Peirce. « La pensée active vise le repos de la pensée » ajoute t-il.

Chez Habermas, on pense qu’il faut une réponse philosophique au nazisme, or Rorty avoue qu’il n’a aucun outil pour cela. On ne peut pas convaincre logiquement un nazi, on peut lui montrer où cela va mener (toujours une histoire d’expérience, plutôt que d’universalité).

Un pragmatiste est un heidegerrien non-nostalgique. Nous sommes jetés au monde, certes, et il n’y a pas de « view from nowhere  » ; mais cela n’est pas arrivé à cause de la technique…

En art, Dewey attaque l’idée d’une « nature immuable de l’art » de Danto à Greenberg, de Kant à Hegel. L’art se définit par l’expérience du spectateur. Les philosophes qui veulent « capter » l’art dans une définition (e.g naturaliser le concept d’art) restent toujours aveugles à l’art de leur temps—et évidemment à celui des temps à venir. Il est vain de vouloir dessiner les possibilités passées et à venir de l’art ; personne n’a su intégrer Koons à une telle définition.

Rorty met l’accent sur l’utilisation plutôt que l’interprétation.

« Utilisons l’intelligence pour libérer l’action » nous dit Dewey. Il ajoute : « Il y a une priorité de la démocratie sur la philosophie. »

Une croyance n’est pas un simple état mental, mais _une disposition à agir._ Croire qu’il pleut, c’est déjà se préparer à affronter la pluie. Bref, « l’intention c’est l’acte » dit Anscombe.

Pour Rorty, la vérité n’est pas intéressante. Il n’y a pas d’essence du vrai. Et la plupart des énoncés « vrais » sont des banalités. Dewey ajoute : « La vérité c’est ce qui marche. »

« Le savant taille la vérité à la mesure de sa recherche (e.g système, simplicité, portée) » dit Goodman.

mercredi 2 août 2017

Les vieux-garçons

La généalogie des vieux-garçons, c’est l'histoire du burlesque prise par un autre bout.

Les amis. Les vieux-garçons fonctionnent souvent par couple. Bouvard et Pécuchet. Chico et Harpo. Tintin et Haddock. La dynamique fait que les deux « amis » s’empêchent mutuellement d’en sortir. Mais, finalement, ces garçons-ci sont les moins « malades » d’entre tous, car, sans leur compagnon, ils seraient parfaitement normaux. Ce sont les passionnés, les grands amateurs, les amis d’enfance—bref ceux pour qui « la femme » ne suffit pas à les faire se caser ; et s’ils ressentent du désir, leur désir est à égalité d’avec d’autres désirs, comme l’aventure (Tintin), l’escroquerie (Chico), la connaissance (Bouvard) etc.

Les renégats. De l’autre côté se trouvent des vieux-garçons avec des « perturbateurs » qui font tout pour les remettre sur la bonne voie—ou ce qu’ils considèrent comme. C’est le cas majoritaire ; mais diffère la façon dont le héros est plus ou moins pro-actif du changement. (Greenberg, Adaptation vs American Beauty, 40 yo Virgin).

Les autistes. Les vieux-garçons autistes, qui font tout (en réussissant) pour ne pas être « aidés » par quiconque. Chez Desplechin, Tati, Houellebecq (Extension, Soumission), Roth (le narrateur castré). Certains se réjouissent de leur déchéance.

Les miraculés. Enfin il y a les vieux-garçons en couple, à commencer par Mouret, et qui se font ravir l’aimée à la moindre apparition d’un homme. Ils maîtrisent le discours, comme Allen, ou Doinel, mais ils donnent l’impression d’avoir « réussi » sur un malentendu.

La forme d’humour qu’ils provoquent est différente : les « amis éternels » provoquent plutôt de la gêne ; c’est le comique de répétition qui nous touche chez eux. Les renégats sont dans le gag « social », qui croise plusieurs habitus, chacun à son clown blanc. Les autistes sont dans la satire ; puisqu’ils refusent le monde, à l’image de Tati. Enfin les miraculés nous font rire car ils tentent d’aller à l’encontre de leur nature, ils s’efforcent de coller à une image qui n’est pas la leur.

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Une liste :

• _Ghostworld_ : Ce film avec Joahnsson ; avec un type minable et collectionneur, qui n'ose pas aborder une femme en date ; c'est la jeune héroïne qui lui fait son éducation sentimentale.

• Dans _American Beauty_ : le looser qui s'en sort pour baiser l'amie de sa fille. C'est le jeune homme "caméraman" qui lui fait son éducation ; que le père éduque très durement.

• Dans _40 Years Old Virgin_ bien sûr. Une bande d'amis qui le pousse à rencontrer une femme, qui lui donnent des conseils… C’est le vieux garçon sûr de lui ; gentillet

• Le personnage de Simon dans _Conte de Noël_. Lui, il ne veut pas être sauvé ; il a choisi sa condition. C'est un **homme déchu** qui a opté pour cette déchéance. Il a connu le succès, il fut un extraverti avant de laisser sa place à son cousin. Donner Sylvia à Yvan, c'est pour Simon un geste altruiste, car l'un serait mort, et lui est simplement éteint. C'est un choix moral : un danger de mort pèse sur lui, or cela ne me coute pas tant de la lui donner… « C’était un garçon jovial ! » dit la vieille dame à Sylvia.

• Les films avec Vincent Macaigne, notamment _Un monde sans femmes_ Guillaume Brac. C’est la version dominée, perdant tous ses moyens en face d’une femme.

• _Adaptation_ de Charlie Kaufman. Un vieux-garçon névrosé, qui n’arrive pas à sortir avec la femme qu’il aime, ni avec l’auteur dont il adapte le livre (il n’arrive même pas à lui parler).

• _Bouvard et Pécuchet_ : l’exemple séminale des vieux-garçons qui, parce qu’ils n’ont plus d’intérêt pour les choses de la chair, s’enferme dans la connaissance par gavage. (À relier à Dupont et Dupond, et peut-être même à Harpo et Chico.) (Il n’y a chez eux aucune satisfaction à être tels qu’ils sont, à la différence de la misère presque prosélyte chez Beckett, qui m’insupporte, que Houellebecq a d’ailleurs enterré pour de bon.)

• _Comment je me suis …_ Avec Paul qui, vivant chez son cousin (ce dont Sylvia se rit), a du mal à devenir adulte. Sauf qu’ici, des maîtresses lui tournent autour.

• _Greenberg,_ de Baumbach. Joué par Ben Stiller, un vieux-garçon qui l’est devenu (après avoir quoi ? arrêté la musique ?…), pour le coup, et qui se fait sauver par une jeune blondasse. Mais lui refuse son aide, évidemment.

• _Mon Oncle,_ de Tati. Le cas du vieux-garçon « réactionnaire » malgré lui, qui n’est pas adapté au monde comme il va.

• Le cas Woody Allen est notable, car il ne met jamais de vieux-garçons dans ses films, sauf peut-être _Anything Else_ où il se caricature en vieux-garçon fou, pro-guns, etc. ; mais des vieilles-filles, comme dans _September_ où l’une des femmes (Mia Farrow) n’arrive pas à se faire vraiment désirer.

• Tintin est aussi peuplé de vieux-garçons. Les Dupond-t d’abord ; et ce dès les premiers albums. Mais aussi, finalement, Haddock et Tintin qui se lancent dans des missions incroyables—sans femmes, sans « hobbys », dans la pure soif d’aventures.

mardi 1 août 2017

Sur les animaux (ii)

Entre une chèvre (qui sert de symbole fort à une communauté) et un homme de cette même communauté, qui faut-il sauver d’une mort certaine s’il faut nous faire un choix ? Autrement dit, faut-il assumer de sauver l’homme en priorité par rapport à l’animal ? (Même si, dans ce cas, nous voyons bien que l’animal n’est respecté qu’en tant que « symbole » entièrement humain ; comme un Dieu, la monnaie ou la Nation, la chèvre à sauver est une pure construction sociale : on sacrifie donc un homme non pour un animal, mais pour une _croyance collective._)

Derrida : 1) L’animal n’est jamais nu, puisqu’il ne s’habille pas ni n’en a jamais eu le désir. 2) Qu’est-ce que ça veut dire qu’un animal « nous regarde les yeux dans les yeux » ? cf. Alice chez Lewis Carol.

Deleuze défend les animaux apprivoisés à condition qu’ils ne fassent pas partie de la famille. Se moque aussi les psychanalystes qui ne peuvent s’empêcher d’assimiler un animal (dans un rêve) à un membre de la famille.
Sur la peinture de Bacon : Une bête qui souffre est un homme, un homme qui souffre est une bête. « La viande est la zone commune de l’homme et de la bête… »
Le problème du « familial » chez un animal domestique/apprivoisé. « L’aboiement c’est la honte du règne animal » dit-il. « Je ne supporte pas le rapport humain avec l’animal » notamment dans la manière dont les gens parlent à leurs bêtes.
L’animal a « un monde » plus ou moins pauvre, il est sensible à peu de choses dans le monde, mais il n’est sensible qu’à cela. Le monde de la tique par exemple se constitue autour de trois excitations sommaires, la lumière, l’odeur, le sens tactile. Et tout est là, la tique se moque du reste du monde.
L’existence aux aguets de l’animal—comme celle de l’écrivain. Moins par ce qu’il doit vérifier, ce qui lui arrive dans le dos etc. que la dimension « qu’il a un monde » et qu’il répond à quelques stimulus connus, limités, et qu’il ne peut pas s’en empêcher, comme l’écrivain qui n’arrive pas à faire autre chose… pour qui tout l’existence se résume à la retranscription de sa vie par des mots.

Sur la tauromachie comme métaphore de l’écriture. : Leiris, en suivant Hegel, prétend qu’il faut braver la mort pour atteindre le stade de l’écriture (on pourrait dire, de l’art).

Un animal qui se soucierait de moi (gage de l’amitié) ne le fait que parce qu’il a été _dressé_ pour cela. Comparer le « lien » qui unit un animal à un homme à celui d’un homme à un autre, c’est ignorer le fait qu’on « force » un animal à obéir, à aimer, etc. Il n’a jamais choisi d’aimer untel plutôt qu’un autre… et d’ailleurs jamais un animal « refuserait » de pactiser avec un maître… c’est uniquement une question de temps. Tandis qu’entre deux hommes interviennent des croyances contradictoires, irréconciliables. On aime un ami plutôt qu’un autre. Or un chien n’aime pas un maître plutôt qu’un autre, puisqu’il n’est pas libre de s’en choisir un…

Pendant l’adolescence, le chien est peut-être le seul compagnon qui ne juge pas l’adolescent, et qui a le droit de le frôler, de s’y frotter ; alors que l’adolescent connait une mutation de son corps qui, à certains égard, le gêne.
Tout le monde peut câliner le chien sans risque d’être repoussé. Il canalise les tensions internes.
Le chien est le seul des « enfants » à rester après le départ des vrais enfants de la maison familiale. La fidélité du chien rassure. C’est un « écran » pour masque le vieillissement, la solitude… C’est prétexte pour se disputer (ou échange) une fois que les enfants sont partis.
Le chien, c’est prouvé, apaise les tensions des grands malades, en diminuant les sécrétions de cortisol (qui aggravent le stress). La présence de la vie les rassure, parfois mieux que des « proches » qui ont des pensées parasites, sont gênés, culpabilisent etc. On aime leur côté brut, simple.
La pathologie des sans-abris qui se collent à leurs chiens toute la journée. Le chien réchauffe le corps, et vient combler les carences affectives. (Les badauds fixent le chien plutôt que le maître, pour éviter la détresse du visage. cf. Levinas !…) La réinsertion est beaucoup plus compliquée avec des chiens : démarches administratives, transports, nourriture, centre d’accueil. Un SDF qui perd son chien plonge dans une dépression rapide, accentuée par le grouillement de la ville. Le SDF donne des coups, et prive le chien de nourriture, pour qu’il obéisse parfaitement—et se sentir tout-puissant. Les « punks à chiens » font boire de l’alcool et vont jusqu’à droguer leurs chiens.
Anecdote de Levinas : Les nazis considèrent des prisonniers juifs comme des bêtes quand tout à un coup un chien arrive et « leur fait la fête » ; pour le chien, c’était incontestable, ils étaient bien des humains.

Religions :
Le bouddhisme (M. Ricard) défend l’idée qu’il y a une souffrance animale. (Quand je pèche un poisson hors de l’eau, il souffre comme nous souffrons en nous noyant.)
Et l’Islam, qui interdit de posséder un animal de compagnie.

Chronique XVI

Titres: Munitions pour …,

Se demander ce qui prend la place de la famille, de l’église, de l’armée, de l’école aujourd’hui. Contre qui pester ? e.g écrire.
Le roman est une force critique. Il faut d’abord savoir contre qui écrire avant de se lancer. Choisir un conflit et l’étudier.
Refléter les contradictions de l’homme.

Le cinéma est plus existentialiste que le roman. On attend du roman une certaine ironie ; on attend d’un film qu’il nous apprenne à vivre, à aimer etc. L’ironie, la contradiction, l’insoumission, le conflit : des notions réservées au roman. Et c’est parce que je ne sais pas vivre, mais bien plutôt critiquer, que j’écris des romans et non des scénarios.

« Pourquoi choisir l’Histoire ? » demande Muray, et de conclure que nous faisons bien d’éviter le risque et le hasard, quand on nous offre la précaution partout, et pour pas cher. cf. Tocqueville et le despotisme doux…

L’humanité ré-animalisée. Pour l’animal, le désir sexuel est utilitaire, et fermé dans le temps. C’est l’homme qui désir tout le temps. Et c’est l’homme qui met en place d’autres systèmes de rivalités que la seule conquête sexuelle, parce qu’il désire tout, tout le temps. Et ainsi nait la Culture.
La lutte contre toutes les discriminations tente de rapprocher le couple Nature / Culture.
Chez Houellebecq, la commoditisation du sexuel—son monisme dans l’échelle des valeurs—va dans le sens de l’animalisation : aucune autre dimension symbolique que la sexuelle ne compte, alors que les hommes avaient inventé d’autres systèmes de rivalités, d’autres échelles de valeurs, pour se distinguer ; le désir « permanent » chez l’homme l’a poussé à en dehors de l’animalité, c’est bien le fond de l’Histoire.
La dimension court-termiste, la fin de l’amour, etc. que décrit Houellebecq donne une image animale de la sexualité. Si le sexe se commoditise, la séduction disparaît.

Céline est le seul avant-gardiste à avoir été aussi loin, à avoir finalement avoué les désirs violents de l’avant-garde. Ce n’est pas un Rebatet-bis, c’est le plus extrémiste des modernes, des avant-gardistes. (cf. le futurisme etc.)

L’animal ne nie pas.

L’aliénation (par la consommation, le spectacle) comme « seconde nature » imposée a disparu au profit d’une participation directe et active au monde, au présent. Un totalitarisme autogéré. (Voir Debray contre Debord.)

Le thème de la fin du travail est peut-être le plus grand mouvement historique qui a eu lieu depuis 1945, sous la forme du RMI en France. Le renversement des rôles du noble et du serf, à travers le personnage du bourgeois.
La question qui se pose, maintenant que les pauvres n’ont plus besoin de travailler : comment avoir une vie saine en dehors du travail ?
Le capitalisme a non seulement contredit toutes les prédictions du futurologues Marx, mais démontre aussi que l’utopie communiste elle-même (l’abolition du travail, de la propriété etc.) pose de gros problèmes auxquels Trotsky (croyant que l’homme moyen allait finir comme Goethe) n’avait pas pensé. Le capitalisme disqualifie la théorie et la pratique, réfutant la théorie (le pauvre s’enrichit) et réalisant la pratique (le pauvre a du temps pour se cultiver, mais ne le fait pas, ou mal !… cf. Bouvard)

La liberté des artistes dépassent encore la cause animale, cf. cet artiste anglais qui a gagné son procès contre une association se plaignant du sort des poissons que son installation tuait régulièrement.

La fin du croisement homme-femme est, étrangement, le refus d’une certaine mixité, d’un certain mélange, que prône par ailleurs (pour la mixité sociale, urbaine, etc.) ses défenseurs.

Celui qui préfère « comprendre » à « prendre » ne sait pas vivre. Celui qui préfère « prendre » à « comprendre » mérite notre mépris. Il faut apprendre à _faire les deux d’un coup._ (Prendre : l’argent, les femmes, le succès, la chance.)

En lisant Fukuyama, je repense à Timur Kuran : le fait que les préférences puissent être cachées par les citoyens donne aux révolutions leur aspect soudain. Ce n’est pas que tout le monde change d’avis d’un seul coup ; c’est que le seuil est franchi pour qu’une proportion majoritaire de personnes _révèlent_ enfin leur préférence (ils ont eu le temps de se faire une idée auparavant, sans pouvoir l’avouer).
Question : comment faire pour que les préférences restent cachées le moins longtemps possible ? Organiser des élections à bulletin secret pour obliger quiconque à se révéler dans l’intimité de l’isoloir. Ainsi, le Pouvoir découvre un moyen de _prévenir_ les révolutions en forçant tout le monde à dévoiler ses désirs / ses pulsions / son ressentiment. Contrairement à la dictature, la démocratie a inventé un moyen de prévenir la mutinerie, sans pour autant changer ce bon vieux impératif du Pouvoir, partout et toujours : tout faire pour se reproduire, jusqu’à se faire assassiner par les prochains (on ne quitte jamais le Pouvoir vivant, c’est la règle, depuis les primitifs jusqu’à la mafia).

« Élargir le monde », selon Paul Yonnet, à propos de notre rapport aux animaux : on donne une place à d’autres formes de vie. Je pense ainsi à l’internet qui, contrairement à ce que dit Baudrillard de la « consommation », ne fait qu’étendre notre prise sur le monde ; un monde qui ne disparaît pas du tout, mais dont la dimension devient plus palpable.

Certains sont dans le commentaire plutôt que dans la vie.

Un couple, c'est la rencontre entre deux histoires, l'histoire du couple se loge dans le giron de deux récits séparés. On ne parvient jamais tout à fait à se raccorder au récit de l'autre.

Pendant un long moment dans l’histoire, la guerre du Péloponnèse a été la plus grande « action jamais réalisée. » Or avec Google, ou même, dès Ford dans les années 1920 (la moitié des voitures en 1920 en circulation dans le monde sortent de chez Ford), ou même, plus tôt encore avec la compagnie des Indes : ce sont des _aventures commerciales_ qui furent les « plus grandes actions » (mais se pose la question de la Shoah, ou du système concentrationnaire soviétique, dans la compétition morbide des grandes actions…)
Le numérique inverse les trois ordres Politique / Artisanat / Commerce. C'est le commerce qui désormais influence la vie publique. Et le commerce est à la fois production et artisanat (un produit unique, à grande échelle…). Les ordres du politique et de l'artisanat sont relayés derrière « le cercle infiniment mourant de la production et de la consommation. »

On a défendu les victimes à tout prix pour de bonnes raisons, car Les Juifs puis les gays (et, dans une moindre mesure, les prolétaires) avaient quelque chose à « enseigner » à la norme, aux dominants. Mais aujourd'hui les victimes sont plus méchantes (conservatrices, réactionnaires, anti-pluralistes etc.) que « la norme. » Répétons-le : il _fallait_ descendre dans la rue en 68 pour défendre le pluralisme, et il _faut_ se moquer de l'islam, exactement pour les mêmes raisons. À la contre-culture des victimes d'antan (et encore, pas toujours…) s’est substituée une « culture d'ordre » chez les victimes d'aujourd'hui. Or, on veut les défendre au titre de victime alors que c’est le pluralisme qui compte. Les victimes (les minorités dites « visibles ») sont aujourd’hui des agents de l’ordre (parmi d’autres, certes…), comme l’était jadis « la norme » petite-bourgeoise.

Il y a ceux qui osent pisser à l’urinoir, en public, et puis il y a les autres, ceux qui n’y arrivent pas, même en se forçant, même un pistolet sur la tempe.

Un drap usé, des tâches non identifiées. Rien de gore, ni d’immonde, ni de transgressif (cf. Carrère—l’anti-Bataille—sur la sexualité, chose banale, non transgressive.) Juste des tâches, longues, déjà presque effacées avec le temps ; et puis d'autres, brunes, plus étroites, plus visibles, plus récentes. Qu’est-ce que tout cela signifie ? La volupté laisse des traces, des tabous dont on ne parle pas dans les films…

Un libertarien conséquent (à la Simonnot…) comprend qu’il faut abolir la distinction entre le droit pénal et le droit public. Si tous les conflits se règlent entre les victimes et les coupables, sans l’intervention de l’État qui incarnerait une « tierce-personne » ou « la société » alors l’idée même d’un code civil perd toute signification. Tous les conflits sont réglés à l’amiable, entre les parties. Les « crimes sans victimes » disparaissent d’un seul coup.

« Pour qu’une « culture » serve, il faut que cela apporte des enseignements aux spectateurs ; or qu’est-ce que « Le Cid » peut enseigner à l’ouvrier ? Pas grand chose, justement. » Dit un sociologue en 1965.

« N’importe quel asticot qui s’estimerait le premier parmi ses pairs rejoindrait tout de suite le statut de l’homme. » Cioran

Bouvard et Pécuchet, selon Revel : une des premières critiques de la « culture de masse » : les deux compères n’ont pas reçu l’éducation traditionnelle, ni n’ont été formé à la culture « comme il se doit » et ils décident donc de se former de façon artificielle. « Comme s’ils recevaient l’intégral des livres de poches de tous les pays » quand on dirait aujourd’hui « une culture Que sais-je ? » voir « une culture Wikipedia / Youtube. »

L’animal ne se raconte pas d’histoire. C’est pour ça qu’il n’y a pas de monnaie, ni de gouvernement, dans le monde animal. L’animal a un rapport à la chose, il a aussi un rapport « à soi », mais il n’a pas de rapport aux fictions collectives que sont les pays, la monnaie, etc.

Deleuze : L’écrivain pousse le travail sur le langage (syntaxe, style…) jusqu’à la limite de ce qui sépare l’homme de l’animal, e.g ce qui sépare le langage du chant, le langage du cri, etc.

Je ne peux pas faire de grande littérature car je ne suis pas réactionnaire (comme le sont, à des égards très différentes, Flaubert, Houellebecq, etc.). On me traite de misanthrope mais, au fond, je trouve les hommes admirables ; j’envie leur appétit de vivre, l’ardeur qu’ils mettent dans des tâches insignifiantes, et la façon dont ils répètent les mêmes erreurs plus ou moins atroces. Ma littérature ne peut provenir que de la haine que j’ai « pour moi-même » en tant qu’abject individu a-social, caricatural par tant d’aspects ; et non de la haine que je porte à l’égard du monde moderne, etc. Ce sera donc une littérature « personnelle » à la Roth, voir à la Carrère. (Kundera, ou Duroy, ne parviennent pas à parler d’autre chose que d’amour, de relations ; j’ai beau les admirer, leurs leçons sont pour moi limitées.) J’ai une affection particulière pour mon époque (est-ce une naïveté de ma part ? oui…) et j’ai tellement de mal à m’en plaindre…

Bouvard et Pécuchet (1871). Une critique de la connaissance plus que de la bêtise. Les deux cherchent à s'améliorer ; et deviennent effectivement plus forts (au sens de « moins bornés ») que le reste des notables. Ils s'amusent de leurs tabous, ils ressentent la supériorité des tragiques en voulant même se suicider, après leur passage par la métaphysique—et avant de penser à leur testament, puis de croire en Dieu. Ils voient bien que d'autres disent « des bêtises » justement… Ils ont le mérite de ne jamais conclure, tout au long du roman, d’aller toujours plus loin. Tous les « chercheurs de la connaissance » passent par cette étape-ci, ils veulent y croire, suivent des méthodes, se trompent et rient de leur naïveté passée… Le fait qu'ils pensent à se suicider ; ou qu'ils pensent au sexe ; en fait des hommes sains, de bonne volonté.
Flaubert se fait épistémologue : pour apprendre il faut se tromper, car aucune méthode ne nous éloigne de l’erreur… mais il faut aussi croire naïvement à la Vérité pour avancer. La sagesse s’acquiert en devenant sot plus d’une fois. La quête de la sagesse est semée d’embuche, à la fois conceptuelle (on se trompe) et morale (une fois savant, on ne peut s’empêcher de vouloir éduquer les enfants, puis les adultes). Mais ce n’est pas vain, car les deux compères finissent plus sages que les gens du village.
Enfin, Flaubert est tragique : les deux compères reviendront à leur tâche première, car la pratique de la pensée n’est pas pour tout le monde.

« Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il est difficile de se le procurer font de lui un pivot par lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un lien social particulièrement ténu pour les personnes les plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si difficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon, leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est aussi sociale. Bref, un autre élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l'utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d'intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités. »

dimanche 16 juillet 2017

Sur la voiture & la mode, Paul Yonnet

En 1935, Louis Guilloux représente l’ennemi de classe en voiture, et ses amis prolétaire à bicyclettes.

La naissance du crédit de masse date de 1920 pour acheter une voiture. En France, on n’aime pas le crédit car cela n’est pas responsable d’utiliser l’argent qu’on a pas. On impute la crise de 29 aux méfaits du crédit ; explication morale.

L’échec de la France dans l’automobile (après un début retentissant) tient à son élitisme, au refus (à tous les niveaux !…) de produire un bien de consommation. On se moque de Citroën qui veut utiliser les méthodes de Ford et rendre les voitures accessibles. Pour l’élite comme pour les ouvriers, la voiture demande « un savoir-faire » et l’attention d’hommes de qualité (ce que ne permet pas la chaîne de montage). Les employés français sont néanmoins moins bien payés que les américains !…
Sur la photo de famille bourgeoise, la voiture remplace le carrosse à huit-chevaux. Personne n’y voit un bien de consommation de masse.

L’innovateur est ici toujours à demi-fou, à l’image de Tournesol.

En Amérique, le personnage du cow-boy est celui qui déplace les anciennes limites : légales, morales, économiques, culturelles (la famille, le fermier, le shérif, l’Indien…) En France, on parle à l’inverse d’exode dès qu’il y a un mouvement social ; et celui-ci doit être planifié !… En outre, un mouvement de défense de la fixation du régime est toujours pugnace.

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Le grand magasin met fin au rapport de domination du boutiquier sur le client ; dorénavant le client peut hésiter, et sortir sans payer. Le rapport marchand devient impersonnel. C’est le « bistrot pour les femmes » et la kleptomanie remplace l’alcoolisme.

Le dandysme, comme participation à la guerre du paraître, est désormais partout. Un dandysme de masse.

Les zazous en 42 préfigurent la montée en force de « la jeunesse » dans l’après-guerre : féminisation, musique, « style de vie », refus du devoir civique, urbanité… Ils sont haïs par les ruraux, les résistants, les collabos.

Les hippies se révoltent contre un certain « rapport à l’eau » des protestants—un hygiénisme qui date de la Réforme, à l’époque où le catholicisme recommandait un usage modéré de l’eau lors de la toilette.

Longtemps la mode illustra des rapports sociaux, des luttes de pouvoirs entre classes sociales montantes ou descendantes. Mais aujourd’hui, le seul critère est celui du temps : il s’agit de ne pas être « has-been » ; on lutte contre le temps et non contre une classe à faire tomber. À la recherche du basique qui ne vieillit pas (plus que du classique).

Sur les animaux

L'arbre, l'animal et l'homme, Luc Ferry

Défense du « droit animal » à travers l’utilitarisme. Dès Bentham on cherche à savoir, non pas si l’animal peut parler, ou sait réfléchir, mais s’il connait la souffrance ; et dès lors cela oriente toute la pensée anglo-saxonne sur l’anti-spécisme. Bien noter que c’est profondément un mode de raisonnement américain.

Le romantisme allemand donne une autre explication au respect de la nature (et des bêtes) : cela part de la représentation d’une nature originaire, sauvage, pure, vierge, _authentique_ et irrationnelle. Le romantisme allemand donne à la nature un caractère extra-humain : c’était là « bien avant l’homme » disent-ils, dans un élan à la Meillassoux, étrangement… La nature s’est faite elle-même, sans intervention des hommes ; et c’est cela qu’ils respectent.

Quelques grandes « causes animales » : la vivisection, le gavage d’oie, la tauromachie. Des cas déjà traités par les nazis dès 1935.

Question importante de la souffrance animale faite en privée ou en public : avec Aquinas, on est d’accord pour limiter la souffrance faite sur les animaux, moins pour les animaux que pour le fait que cela donne de mauvaises habitudes aux hommes eux-mêmes. Or les deep-ecologists comme les nazis ne font pas de distinction entre privé et public.

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Jeux, modes et masses, Paul Yonnet

Les coûts des chiens et des chats pour la ville sont énormes : on a du les interdire dans les parcs car les ravages étaient trop importants. Les animaux détruisaient la vraie nature !… Avoir un animal domestique ne développe pas plus la sociabilité ; on s’interdit tout un tas de contacts (enfants, chiens belliqueux, etc.) avec un chien.

Lorenz dit : « Remplacez le mot enfant par chien dans mon livre. » Il critique l’éducation à l’américaine, la populace et le marché dérégulé par rapport à « l’obéissance pure des chiens. »

Finalement, on prend un animal pour se faire respecter, pour voir qu’on obéit à nos ordres, à l’ère de l’enfant-roi où celui-ci n’obéit plus. Le chien est un enfant poli. (Tout comme l’animal est un sujet sociologique plus intéressant, car il ne change pas son mode de vie ; et cela plaît à Bourdieu qui, de fait, étudie les hommes comme des singes.)

Manger un chien est associé à du quasi-cannibalisme. (D’où l’idée de faire de Montserrat et ses sbires des mangeurs de chien, organisant des orgies à la manière des futuristes.)

De « candidats à l’humanité » au XIXème, les chiens ont désormais pris le pas sur l’homme lui-même ; tout au moins sur les trottoirs—et les pauvres joggers en ont peur… 77% des Français répondent oui (en 1985) à la question : est-ce comme faire souffrir un être humain ?

Au XVIIème, Harvey immole des biches enceintes et vivantes pour faire de la vivisection. Il les dissèque vivantes pour étudier la reproduction ; et Descartes de l’admirer.

On interdit les combats de coqs, mais pas la corrida et les courses de chevaux.

Lorsque trois chiens déchiquettent un bébé de moins d’un an (alors en train de dormir) ; le propriétaire dit à la presse : « Ces trois petits chiots sont comme mes enfants, c’est ma faute et pas la leur : je n’avais pas verrouiller la porte. » Excuser les animaux comme les humains, cf. l’excuse de la majorité.

L’animal domestique se civilise au dépend de l’homme : un type se tue en mer pour sauver son chien ; et trois policiers aussi pour aller à sa rescousse à lui.

Sur les trottoirs, des chiens promènent leur maître.

Fukuyama

Le jugement moral pèse moins que le jugement sur la santé physique : on peut dire « arrête de fumer ! » mais surtout pas « ne trompe pas ta femme ! » à nos amis. La préservation de soi dépasse la morale.

La vérité des choix moraux (des sens de la vie, religions, etc.) qui s’offre à nous apporte plus de confusion qu’autre chose—dit-on !…

« Jadis, tout le monde était fou ! » dit le dernier homme avec un certain soulagement.

Ce qui disparaît à la fin de l’Histoire : c’est l’Erreur, c’est l’Action niant le donné, c’est le Sujet opposé à l’Objet. (cf. Meillassoux toujours !)

On peut redevenir des animaux après l’Histoire, une fois la reconnaissance de tous par tous établie à l’échelle universelle : un chien s’endort paisiblement s’il est bien nourri. Il ne se soucie pas du succès des autres chiens.
Abolir les injustices rendra la vie des hommes égale à celle des animaux ; il n’y aura plus de lutte pour être reconnu une fois tous égaux les uns aux autres.
On aime le chien car il n’est pas humain ; il n’agit pas, il n’a pas de négativité, il n’a aucun problème d’Ego… en dehors d’une banale vie sexuelle… (cf. Tinder, e.g désincarnée, saisonnière, encadrée par des « lois de l’espèce » mais sans surprise, sans excès non plus.)

Il n’y aura plus d’art à la fin de l’Histoire, car l’esprit d’une époque se matérialise dans une œuvre, et il n’y aura plus d’esprit d’une époque car aucune situation nouvelle n’émergera. Il n’y aura plus rien de neuf à décrire ni à capter.

Après l’Histoire, il reste une conquête des plaisirs grâce aux sports-extrêmes qui sont d’ailleurs nés en Californie, ce n’est pas un hasard.
Une forme « d’art » très formaliste et inutile pourra perdurer, comme la cérémonie du thé au Japon : un tel vecteur de snobisme crée de la reconnaissance !… Il y a des méthodes, des règles à respecter. Le snobisme pur est le seul espoir que l’Histoire ne s’arrête pas totalement. Les efforts pour être reconnus comme supérieurs ne s’arrêteront pas.

Sur Baudelaire, Sartre

Baudelaire est l’homme penché sur lui-même. Il ne s’oublie jamais. Il ne connait pas l’immédiateté.

Il faut « tromper sa lucidité » pour parvenir à agir.

Une certaine haine de l’homme, de « la face de l’homme », mais un respect pour ses œuvres, notamment les villes.

Faire que les autres éprouvent du dégoût à son égard pour se rendre présent à leur esprit.

Haine de la nature : le crime est naturel, la vertu est artificielle. Le bien est le produit d’un art, le mal se fait sans effort.

« L’eau en liberté m’est insupportable ! »

Dans la ville, les objets ont une fonction, et un prix. L’homme se trouve à sa place ; contrairement à la nature où tout est contingent.

L’acier est ce qui laisse le moins de prise, à l’image de sa pensée.

Purement cérébral, Baudelaire atteint une « titillation » d’ordre sexuelle une fois la beauté « naturelle » assaisonnée par des vêtements, du parfum, bref une parure.

samedi 1 juillet 2017

Chronique XV

Titres : L’âge de la terre, Apprenti sauvage, Grosse fatigue, Démarrer la lecture, Roman bourgeois.

Le film _Un souffle au cœur_ de Louis Malle (1971) dépeint une famille bourgeoise de province des années 50’s. Mais, particularité, où la transgression est incessante. Les deux grands frères boivent, amènent des filles, maltraitent les servantes, baisent des putes, emmènent le petit frère se faire dépuceler etc. La mère a un amant, le père est décadent. Bref, ici la bourgeoisie sait vivre, l’argent ne fonctionne pas comme castration comme dans beaucoup de films ou de romans plus ou moins d’inspiration marxiste ; la bourgeoisie vit même trop ; à la fin tout le monde rigole parce que le héros (15 ans) a enfin découché et passé la nuit avec une fille.
Cela me fait penser à _The Innocents_ qui dépeint aussi le même genre de famille très libre, tout au moins pour les enfants. Je pense qu’il y a ici une vérité essentielle, que la plupart des œuvres loupent par haine de l’esprit bourgeois, comme toujours, e.g la dimension transgressive de la bourgeoisie, y compris contre le clergé comme chez Malle. Peut-être même que ce sont les fils de bourgeois qui furent les premiers à lutter contre l’emprise de l’église, en lisant Montherlant et Bataille, et non les fils de prolos, plus conservateurs, plus moraux.

Ce qui est dommage, c’est que le capitalisme n’a pas besoin d’alliés. Quand on lit les pages de _Grand père_ de J-L. Costes, comme tous les livres traitant des dictatures, voir du passé tout court, on se dit que la critique du progressisme à bon dos !… Les viols, les humiliations, les meurtres gratuits, ça y allait. Quand, après ça, on entend au café « Il n’y a jamais eu d’époque où la vulgarité, la bassesse, furent aussi applaudies qu’aujourd’hui » on se dit qu’il vaut mieux fermer sa grande gueule ; aller au cinéma, à la plage, lire des romans de gare et aller pointer à 9h30 au travail, baiser tranquillement ; et surtout fermer sa gueule et remercier Dieu de nous avoir fait naître aujourd’hui en France.

Un personnage houellebecquien. Il déprime gentiment. « Aujourd’hui, il ne se passe plus rien. J’ai bien vécu des événements, amitié, joie éphémère, hobby, passion amoureuse, quelques lectures bouleversantes. Le dernier en date, c’est une startup. Pourquoi tout cela s’est-il arrêté ? Est-ce ma faute ? Je ne crois pas. »

Qu’est-ce que serait qu’un essai sur le mainstream ? Etre Français, c’est croire qu’assez naturellement, en s’exprimant, on va toucher à l’universel. Or c’est aux USA que l’art populaire est mainstream, qu’il peut être apprécié ailleurs qu’aux USA. Cet optimisme français est drôle : comme s’il n’y avait pas de travail à faire contre soi-même pour s’adresser à l’universel.

Comment DOA maintient le suspens sur 300 pages ? Il « encadre » le récit dans les quinze jours de l’entre-deux tours d’une élection présidentielle. L’unité de temps est respectée ; il y a une « date butoir » à l’intrigue. Le lecteur se demande « mais comment cela va t-il être résolu avant la Fin, qui est déjà déterminée par l’intrigue ? »
Le suspens, c’est le fait d’encadrer une narration par sa fin. Contrairement à un roman contemplatif, un roman à suspens demande en permanence au lecteur : « Comment cela peut-il finir ? » Forcément mal. (Le roman d’aventure est, paradoxalement, une forme de contemplation : on aime l’aventure pour l’aventure.)
Le lecteur est « captif » car il veut s’en sortir. Il veut moins « plonger » dans l’histoire (sci-fi, aventure, pur style) que « s’en sortir » (énigme, suspens, horreur  etc.) D’où la question à propos d’un ou plusieurs personnages : « Comment va t-il s’en sortir ? » ; c’est cet état, comme lecteur, qui nous accroche. (Dans _La sentinelle_ on se demande comment le héros va parvenir à s’échapper, à se débarrasser de cette tête qui lui veut du mal. Dans _Le jardin de l’ogre_ on s’imagine que ça va mal finir pour l’héroïne, on se demande par où ça va exploser.)

Contre le courage, Truffaut défend plutôt le tact.

Dans _Pour une chance_ de Bertrand Betsch : « Mêmes si nos vies sont minuscules / Qu’elles nous chahutent, qu’elles nous bousculent / Il y a encore ta lumière / Qui me sert de point de repère. »

Debord : « Dans le petit nombre de choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. »
Cette idée, présente chez Debord, comme une intuition commune chez les vidéastes de ce que sera Youtube : ses films sont presque exclusivement un assemblage d’extraits d’autres films. Ce procédé veut démontrer que les composantes d’une vie libre sont déjà présentes dans la nature et dans la technique. Mais il faut en modifier le sens et la structure, si l’on veut vraiment accéder à une expérience esthétique.

« J’écris pour sauver des images, le livre n’est qu’un prétexte » Emmanuelle Richard.

« Je suis le genre de fille qui prend toute sa valeur dans le noir » dans _Préparez vos mouchoirs_ de Blier.

Muray, Houellebecq, Kundera, Roth nous ont fait mûrir ; mais c'est à Nabe que revient le privilège d'avoir fait de nous des adultes, au tout départ. On pourrait même qu’ils nous ont appris à écrire mais que Nabe, lui, nous y a obligé.

Cotillard : « Je trouve une respiration, et cela dit tout le reste. Une voix qui respire ou pas, un corps qui respire ou pas. »

Étrange de constater, une fois de plus, que _les marges_ telles qu’elles ont l’air de passionner V. Despentes ne m’intéressent que peu. Ou alors, celles visant à produire _une norme_ évidemment, comme les hackers des années 60 et 70. Ou, inversement, le rock’n roll, puis le rap, qui sont devenus des orthodoxies après avoir marinés dans les marges, méprisés par l’intelligentsia.
Finalement, l’espèce de romantisme à être _rejeté_ ne peut pas m’attirer car j’en souffre ; et je ne comprends pas pourquoi V. Despentes continue d’admirer des gens qu’elle n’a fait que fuir.

Sur _Gaston et Gustave_ d’Olivier Frébourg : « De son ami Bernard Frank, il avait appris l'art de l'industrieuse paresse, de la digression littéraire et de la sieste gastronomique. Et voici qu'il découvrait l'horreur. Un enfant mort, qu'il conduisit seul, un matin, dans son tout petit cercueil en bois, jusqu'au feu du crématorium. Un survivant précaire, né au terme de 26 semaines, pour lequel le pronostic vital était engagé. L'insondable détresse de sa femme, qui allait bientôt le quitter comme Flaubert congédia Louise Colet. »

(passer le CAPES sans aucune préparation pour 2 jours de congés, se prendre un 3 et un 2, et se dire : « Merde, j’aurais pu avoir plus »)

(Achille qui, tout nu, caché par la porte d’une armoire, dit à Nathan : « Mais va donc à la cuisine prendre de la brioche » en sachant que Nathan doit passer derrière lui, et le voir cul nu, pour aller à la cuisine.)

En écoutant un rappeur parler de son métier, je me dis que la toute la culture « populaire » (par exemple, les notes de musiques, do, ré, mi, etc.) que les rappeurs utilisent dans leurs paroles vient d’une civilisation occidentale qu’ils détestent. Ce qui est drôle, c’est qu’ils utilisent le langage que des morts « occidentaux » ont crée, pour l’assassiner. Autrement, le rap ne peut pas exister sans une culture orthodoxe qui le soutient. Le rap rejoint toutes les contre-cultures qui ont besoin d’un tuteur auquel s’accrocher pour tenir debout : le rock’n roll, le pop-art, la langue parlée dans le roman.
Si l’on regroupe tout cela dans le « post moderne » et dans le collage, on comprend que la maturité de l’art occidental n’a jamais pu être atteint ailleurs, car il se positionne dorénavant par rapport à une culture classique. Vouloir imiter le post-modernisme dans une société qui n’a aucune colonne verticale est « littéralement » impossible, car un collage part bien, par définition, d’éléments préexistants.

La gauche, la religion, le conservatisme, etc. ne sont pas des idées politiques distinctes ; ce sont des chapelles d’une seule et même idiotie : la détestation de l’homme commerçant, c’est-à-dire du mouvement. (C’est pour cela que l’intellectuel compte moins que le boutiquier pour juger du pluralisme, c’est-à-dire du seul bien commun, car il existe des intellectuels au service de l’ordre, et qu’il n’existe que des boutiquiers au service du désordre ; sinon, cela s’appelle des fonctionnaires.) Ou, dit inversement, la fascination pour l’immobilité, pour le cadre, quel qu’il soit, aussi superbement orné, manufacturé. Toutes ces chapelles proposent de figer différemment, mais toujours de figer, les sujets humains ; et ce que certains nomment « progrès », le « sens de l’histoire », la « guerre sainte » ou la « réaction » sont des appellations variées pour dénommer _ le chemin_ que les chapelles comptent prendre pour bâtir leur parc humain ; qui diffèrent certes par bien des aspects, des interdits alimentaires aux vêtements au taux d’imposition, mais qui reste un parc (fonctionnarisés, ordonné, etc.)

Je veux écrire un roman sur le commerce, sur la croissance économique, ce mystère _humain_ que jamais personne n’a sondé de près. Moins sur le fonctionnement d’une entreprise, déjà fait, banal, que sur le processus d’enrichissement d’un homme, d’une communauté, d’un pays, du monde entier. Comment peut-on passer en soixante ans de l’après-guerre à l’An 2000 ? Comment est-ce _possible_ d’opérer une telle accumulation de valeur, de faire disparaître les paysans, les usines, etc.
Qu’est-ce qu’on crée quand on travaille, dans une société de services ? Plus personne ne _voit l’enrichissement_ à l’œuvre aujourd’hui, contrairement à un paysan ou un industriel qui augmente la cadence quotidienne de la production d’un bien X ou Y.
Revenir au traumatisme de la fin de mon enfance, qui n’est pas la chute du Mur comme Desplechin, mais mon arrivée à Katmandou, depuis Paris.

Nimier dans _Le Hussard bleu_ (p. 271) : Il faut regarder les rêves des adolescents pour ausculter une société. En 1900 : avoir une maîtresse. En 1930 : porter une arme, tuer.

Un film culte, ou un roman culte, c’est un bien culturel qui véhicule une manière de vivre que les jeunes gens imitent ; un idéal du bonheur, aussi, auquel les jeunes aspirent. Ainsi, en 2005, avec l’Auberge espagnole, l’idée que le bonheur doit passer par l’étranger, par l’exotisme (plus que par la défoncer ou la fête, cf. _Less than Zero_ etc.)

C’est bien _une certaine forme_ de saturation à l’œuvre qui m’intéresse dans un film ou un livre. (D’où mon indifférence à la peinture, à l’art plastique, ou même au théâtre, ou à la BD, des formes d’arts peut-être plus « pauvres en monde » malgré elles ; mais, évidemment, tout aussi sujettes à l’admiration savante, etc.)
Mais là encore, il faut être précautionneux : les films de Lynch peuvent à certains égards être considérés comme « saturés » de signifiants, or j’en ai de plus en plus horreur. De même, les romans de Pynchon, Wallace, etc. voir même Dosto, qui me tombent des mains.
La formule pourrait être : une saturation dans la juxtaposition, dans un cadre non-onirique.
Je reviens toujours au géologue/géographe. La vérité de la vie se loge dans l’art d’être géographe, de juxtaposer des éléments variés, inattendus, et de penser à des motifs (kunderiens) qui puissent unifier les éléments juxtaposés. Les motifs seront les qualités des personnages, qui ne changent pas selon les situations, mais aussi les « grands thèmes » qui traversent la fiction.
Exemples : Truffaut ne produit pas de grands films à mon goût car ses meilleurs films sont des blocs monolithiques ; pire encore avec Rohmer qui réduit ses films à une intrigue minimale. Je peux les admirer, mais cela ne représente pas ce que je cherche à faire. Bref, ce sont des œuvres pauvres, malgré tout le génie qu’on peut y trouver.
Le « film choral » n’est pas non plus un bon exemple de juxtaposition, car il traite de personnages différentes. Il y a une juxtaposition d’intrigues mais pas de niveaux de discours : on admire _Magnolia_ de P. T. Anderson car l’espèce d’ivresse est bien là, en dépit de l’aspect choral ; mais sa réussite formelle me semble plus limitée que _Two Lovers_, par exemple, ou bien d’autres films de James Gray, de Wes Anderson, d’Apatow etc. Pareillement, _La vie, mode d’emploi_ de Perec est éblouissant mais moins puissant qu’un Kundera, dont les romans comptent moins de personnages, mais imbriquent les fictions les unes dans les autres à un niveau bien supérieur.
Les teenage-movies m’intéressent plus : il y a toujours au moins deux univers, le lycée et les parents ; voir un troisième avec la petite amie.
(Quelques jours plus tard, j’ajoute : l’aspect « court » d’un roman me paraît de plus en plus essentiel. Fonctionner comme un flash, entre la nouvelle et le gros pavé, me semble être une tâche formelle absolument noble ; c’est qu’il n’existe pas de gros-livre qui me semble « géniaux » comme l’est _Extension_ ou _Contrevie_ par exemple.)

Juin 40 est notre seul outil intellectuel. Mais il ne faut pas se plaindre, Péguy et les siens n’avaient que Dreyfus à la bouche, puis, Céline, Drieu & Co n’avaient que Verdun. À chacun sa croix.

Finalement, et Perec et Houellebecq fonctionnent de la même manière, en croisant une étude théorique et des matériaux puisés dans des magazines féminins.

Noguez résume le talent de Houellebecq : Une nouvelle manière de voir les mœurs, la société, l'avenir. Faire des pronostics vachards - sur la disparition de Foucault & co à la fin du roman. Et des pronostics sur le destin de notre espèce.

Defalvard :
« A la différence des romans d’intrigue, où la cohérence est censée apparaître en premier lieu, ici c’est l’inverse: la cohérence est ce qui apparaît en dernier. Ce sont des romans qui ne montrent pas immédiatement où ils vont, ce sont des romans qui se cachent. On s’inscrit, au fond, dans une tradition française, là où beaucoup sont dans la dépendance d’une littérature américaine qui privilégie le plot, l’intrigue. J’ai voulu faire un roman qui n’ait pas d’autre honnêteté que celle de mon narrateur. »

Lévinas :
« Ce que j'aime, je l'aime sans limite, sans condition: je ne peux l'aimer que de manière (fantasmatiquement), illimitée. J’aime à l'infini. Je n'aime qu'à l'infini. »

Dresser une liste des items qui font qu’un roman « n’est pas un Marc Lévy ». Un personnage qui travaille à une check-list pour éviter de tomber dans du Marc Lévy malgré lui ; et c’est finalement cette œuvre (sous la forme de liste, de conseils, comme une « lettres à un jeune poète » d’aujourd’hui) qui le fera connaître.

La Seconde Révolution française, Mendras

On ne construit pas de maisons entre 1914 et 1960 dans bien des villages en France.

À partir de 65, les Français travaillent moins et font moins d’enfant ; ils profitent de leurs efforts.

Chômage, emploi féminin, espérance de vie, divorce : des métriques qui montent encore après 73.

Deux conflits : secteur public contre privé (réglé en 83) ; Église contre République vont s’éteindre. L’entreprise et le profit deviennent légitiment à partir de 83 ; le créateur d’entreprise est traité en héros (voir la publicité ? Messier, Séguéla ?)

1963 c’est : le nu dans les magazines, Nanterre qui ouvre, l’élection présidentielle, Vatican II, la grande surface.

La culture populaire est morte. Les valeurs de la bourgeoisie inondent partout.

L’agriculteur, en 45, ne prenait pas de crédit pour faire fructifier son entreprise—c’était mal vu d’être « en dette ». La paysannerie était anti-progrès, méfiante à l’égard de la technique etc. Une série de formation a lieu pendant les 50’s et 60’s pour apprendre la bonne gestion économique. Tout est fait en autoconsommation, il n’y a pas d’argent qui circule, si ce n’est pour gérer les successions. (Pas de salariat, payé une fois l’an car aucun coût fixe, aucun dépense.)

Le prolétariat naît véritablement qu’après 1900 en France (un siècle après l’Angleterre, un demi-siècle après l’Allemagne). La conscience de classe remplace le sentiment d’appartenance à « un métier ». C’est une force politique à partir des 50’s—en 36 les ouvriers ne sont pas encore massivement syndicalisés, ils le deviendront suite à 36, pas avant. Le prolétariat décrit par Marx n’existe que sur deux générations en France : dès les 80’s, les ouvriers ont des boulots proches de l’employé, pas d’efforts physiques, salariat, cantine, etc. Les immigrés prennent le relais, et ils obéissent à des formes très différentes du cliché ouvrier-syndicalisés de la première génération (entre-deux guerre).

Le mode de vie bourgeois répond à des règles écrites, tangibles, publiées dans des livres. Le nombre de domestiques est l’indication la plus claire du rang. On veut en avoir beaucoup pour ne rien faire soi-même, se donner en spectacle.
-> Énorme différence avec l’ère des robots, de l’optimisation, du gâchis que serait d’avoir des domestiques pour des bourgeois d’aujourd’hui. Il n’y a plus de bourgeois car il n’y a plus de tradition ? Non, car les paysans répondaient aussi à des traditions, au contraire il y a une légèreté par rapport aux règles qui est commune à tous.
« Une classe tout occupée de son loisir et de son confort. » Il faut en mettre plein la vue, le plus possible. « Bien vivre avec ostentation. »
-> cf. Instagram et la diffusion du « cool » e.g des endroits où il faut être, du FOMO, etc. Toujours être à la mode, au dernier-cri. Finalement un genre de snobisme qui a conquis le monde entier ; être « dans le coup » et s’observer les uns les autres pour savoir qui désir quoi, qui porte quoi, qui voyage où etc.

La mobilité sociale, c’est de devenir instituteur et d’offrir à ses enfants une plus grande carrière encore. Pompidou, Chirac, Armand (SNCF), etc.

La classe moyenne, dit déjà Simmel, déjoue le conflit marxiste. La classe moyenne opère la synthèse, permet aux uns et aux autres de s’y retrouver, donc nie l’antagonisme fondamental. Cela arrive plus tôt aux USA qu’en France.

Le barbecue remplace le dîner bourgeois : dehors et non dedans ; pas de distinction entre producteur et consommateurs, on mange les brochettes qu’on fait cuire ; habits informels ; hommes et femmes, vieux et jeunes tous assis ensemble de façon négligés, sans ordre, on se lève et on se rassoit. Le désordre est apparent mais l’ordre règne ; rôle de la femme (cuisine, salade) et celui de l’homme (faire cuire) ; décor pas du tout improvisé.

La durée de diffusion d’un prénom à la mode est passé de 37 ans à 13 ans en un siècle. Cela pour démontrer que le temps de circulation des modes est plus court, donc que c’est moins hiérarchique qu’horizontal.

Depuis 62, l’anti-militarisme n’est plus une forme de débat politique. L’armée n’est plus un sujet.

Auparavant, l’église c’était quatre chose : baptême, communion, mariage, enterrement. On passe de 92% à 50% entre 60’s et 90’s.

Quitter le P.C.F, c’était rompre avec tous les liens sociaux ; se couper d’un monde (clinique, presse, vacances, réunions, etc.) d’un seul coup. Absolument pas tenable : on comprend que l’idéologie ait résisté aussi longtemps, par la force des choses, du social.
-> De même, adhérer au FN aujourd’hui—ou sortir de l’Église avant le XXème—c’est rompre avec tous les liens sociaux, famille, couple, amis, médias, culture, travail, etc. La pensée-unique dépasse très rapidement le débat idéologique, elle rend « invivable » le fait de changer d’opinion.
À partir de 68, on préfère l’hédonisme au moralisme ; les ouvriers cherchent à se différencier des nouveaux pauvres et du « quart monde » ; le misérabilisme est perçu comme mensonger ; le P.C.F devient une secte, soucieuse de protéger ses membres.

Le pouvoir politique se fiche bien des universités, les bâtiments ressemblent à des HLM et n’ont pas grossit alors que la population étudiante a doublé entre 70’s et 80’s.

Le nombre d’élections augmente, avec l’Europe et les régionales. Avant 81, Mitterrand critiquait encore le mode d’élection du président au suffrage universel ; une fois qu’il a pris le pouvoir ainsi, les Français ont accepté ce mode de scrutin.

(L’amour libertaire n’est justement pas « ultra-libéral » comme le dit Houellebecq. Un mariage d’amour, c’est placer autre chose que l’intérêt comme ciment du couple ; d’où la hausse des divorces car la passion, contrairement à l’intérêt (e.g elle est riche, il est noble), peut disparaître. Le mariage d’amour, et toute une société fondée sur l’hédonisme sexuel, c’est le contraire du libéralisme qui défend l’intérêt avant la passion.)

Jusqu’en 1970, l’âge du mariage baisse et le taux de mariage montent. Puis entre 70’s et 90’s, le taux de divorce triple, l’âge moyen passe de 25 à 28 ans (hommes).
En 1975, la famille a résisté à la tempête de Mai 68 qui voulait abolir le cadre familial : enfants élevés en commun, communauté sexuelle, budget cuisine collectif ; abolition de la jalousie ; tout cela a échoué très vite.
Auparavant, la durée d’un mariage moyen était de quinze ans. La marâtre venait remplacer la mère souvent décédée en couche ; image disparue avec la belle-mère, et le passage d’une famille à l’autre.
Ce n’est plus la « cohabition » qui fait le couple : le fait de pouvoir reconnaître des enfants de plusieurs femmes est désormais possible—cela rend la polygamie tolérée. C’est la mère qui devient centrale dans la vie d’un enfant ; l’anxiété que le père soit légalement celui qui « tient le lit » disparaît.

La production de disques quintuple entre 1960 et 1980. Production de cassettes est multipliée par 16 entre 70 et 80. Tendance globale : on se détourne des grandes institutions, on crée des associations, participent à des groupes, etc. à l’échelle locale.
7% des foyers ont un piano en 1990.

En même temps que les « humanités » disparaissent, l’humanisme qui lui est lié aussi. La culture gréco-romaine, et la culture religieuse, ont disparu de l’enseignement ; au profit d’autre chose, des mathématiques. Caton, Achille, Horace, Phèdre, Cicéron… des références classiques pour un bachelier de 1900, connues aujourd’hui des seuls spécialistes.

Le « style de vie sport » arrive dans les 80’s. Paris se classe en tête des villes où l’on pratique un sport, le plus souvent individuel (car plus bourgeois) ; contre la campagne où ce sont les sports d’équipe qui priment. Jogging et aérobic explosent dès les 80’s ; en même temps que les sports à risque, parapente, ski acrobatique. Le sport comme pratique sportive, orientée vers la compétition, ou le sport pour « rester en forme », pour soi.
On commente chaque coup à la pétanque, on ne parle pas au tennis. Laisser-aller contre retenue.

Les femmes parlent plus avec leurs parents qu’avec leurs amis. L’intimité modérée des urbains focalisent sur les amis et les parents, modèrent le rapport au voisinage. Les cadres, eux, préfèrent leurs amis aux parents, par un « engagement électif » rythmé par les associations et les spectacles.

« Les manières et les modes de vies es ouvriers décrits par Bourdieu sont en train de s’affadir. » Les budgets, par exemple, consacrés à la nourriture tendent à s’uniformiser, de 30 à 20 points d’écarts en dix ans.
Pour l’ouvrier, loisir veut dire repos. Pour le cadre, il signifie activité, bricolage, sport, etc.

Les valeurs morales : diversité pour l’ensemble n’entraîne pas incertitude pour chacun. Volte-face idéologique de l’église : à la morale de l’échec fait place celle du plaisir : le travail n’est plus une malédiction mais l’occasion de « se réaliser ».