mercredi 22 février 2017

Chronique XII

En voyant une photo de deux femmes japonaises, en tenues traditionnelles, sur le Sartorialist, je désespère de connaître quoi que ce soit d’intéressant dans ce monde. Il y a tellement de personnes et de cultures, donc de vocabulaires–langages, que j’aimerais connaître, dont j’aimerais être le spectateur poli et respectueux. Au fond, en ces instants-là, je me sens profondément « romantique » au sens où, l’accumulation d’expériences me paraît être une des rares choses qui aient une valeur intrinsèque ; en plus d’une pratique artistique. J’aimerais connaître le Japon traditionaliste, l’élite de ce pays si conservateur qu’à mon sens, un Européen ne saurait plus le comprendre (ni ne le voudrait, tous « de gauche progressiste » que nous sommes devenus).
Je cherche la pluralité partout où elle se cacherait, mais la pluralité vraie, pas le tourisme qui répète à l’infini les manières de vivre et de penser de l’occidental où qu’il s’installe ; évidemment.

Le pouvoir corrompt. Quiconque se moque de François Fillon—dont on se fout cordialement—pour avoir donné à sa femme de l’argent public sans aucune contre-partie, e.g détourné des fonds, manque la « nature corruptrice » du pouvoir. Et donc, par là, révèle qu’il n’en a aucun, qu’il n’a même jamais été confronté au choix de pouvoir favoriser quelqu’un, à l’impunité aussi dont est entouré celui qui détient du pouvoir : je veux dire que par définition le pouvoir est ce qui semble nous protéger de ce que subissent les honnêtes gens.
(Il suffit d’avoir du réseau, e.g une forme minuscule de pouvoir, pour se rendre compte du caractère injuste, mais en même temps naturel, qui-va-de-soi, des mises en relation.)
Si l’on met les politiciens / journalistes etc. hypocrites de côté, quiconque se moque de Fillon déclare par-là même qu’il n’a jamais touché au moindre petit pouvoir.

L’actualité ne mérite aucune attention. Tout ce qui peut nous détacher du présent—des préoccupations du jour même—doit être défendu. (D’où, la passion, l’art, la lecture, etc.)
Se battre contre l’irruption du quotidien dans la vie.

Plus je visite d’autres villes que Paris, plus je réalise que je suis absolument parisien, absolument français. Il m’est impossible de retrouver l’espèce d’évidence à sortir dans les rues de Paris. À m’y sentir bien, entouré entouré d’une foule permanente.
J’écoute une chanson de Vincent Delerm. L’esprit en est si français que j’en suis bouleversé.

Les critiques du « tout-marchand » n’appellent pas au « rien-marchand », mais à « en partie-marchand ». C’est cela qui m’étonne le plus, qu’on puisse pour certains produits concevoir qu’un marché puisse en déterminer le prix, mais pas pour d’autres.

Si je devais écrire un essai politique, il faudrait s’attaquer au problème soulevé par McCloskey : pourquoi les intellectuels n’aiment-ils pas la rhétorique pro-bourgeoise, pro-marché ? Pourquoi assimilent-ils le succès sur le marché à quelque chose de mal, de malsain, de forcément criminel, cachant une source d’exploitation immorale derrière, ou pire de la bêtise ? Pourquoi ne comprennent-ils pas qu’à utiliser cette rhétorique anti-bourgeoise, les « conservateurs » à la Finkielkraut, ils trompent de combat. Et derrière cette série de « pourquoi », se demander, enquêter, sur les conséquences de cette haine anti-bourgeoise en France, sur ces ressorts, ses origines ; et pourquoi finalement ça n’a pas beaucoup d’importance.
Avec la Tech, cette question se pose en France, et fait de la France un pays étrange, à la fois « créatif » mais anti-bourgeois : des idées germent, mais elles ne s’exécutent pas car la rhétorique détourne les meilleures éléments du marché, encore et toujours, en 2017. Non pas « par crainte » d’ailleurs, mais par impossibilité structurelle, car l’élite n’est pas formée au Marché, mais au Jugement. On fait des Moralistes et non des Marchands. Pour un Français, il s’agit, par l’entreprise, de résoudre un problème intrinsèque au marché, comme si l’entrepreneur numérique était un « super-politicien » qui s’attaquerait à des problèmes que seul l’État—seul capable d’améliorer les choses—aurait pu résoudre. D’où, l’importance de l’ESS, la social-tech, gov-tech, ed-tech, etc.

« Dieu n’existe pas encore. » Meillassoux. (Si le monde a un but, il l’aurait atteint. Le monde n’a pas de but, sinon de recommencer, dit Nietzsche.)

Ce que Thomas et moi appelons « l’exponentiel » :
« Relative to typical scientists, Nobel Prize winners are 22 times more likely to perform as actors, dancers or magicians; 12 times more likely to write poetry, plays or novels; seven times more likely to dabble in arts and crafts; and twice as likely to play an instrument or compose music. »

« Each person in your audience is on a different clock, and all of them are ahead of you in some ways and behind you in others. Often I’ll get discouraged because I feel like I’m writing about things that have already been discussed into the ground by others. The thing I have to remember is that there’s a ‘right time’ to learn something, and it’s different for everyone. » Steve Yegge

One of the unexpected benefits of open sourcing your code is that the mere act of preparing the code for open source often leads to higher-quality code because you know that “guests” will be looking at it.

« Nous, adultes, n'avons inventé aucun lien social nouveau. L'entreprise généralisée du soupçon et de la critique contribua plutôt à les détruire. » Serres

Houellebecq : Les intellectuels et écrivains français d’aujourd’hui sont libres (du carcan de la gauche) grâce à Dantec,  Muray et lui. Ils ont tué la « French Theory » et les vaches sacrées sont mortes. (Marx et Freud, et bientôt Nietzsche, peuvent être ignorés sans honte.) Pour la première fois depuis 1945, les romanciers plus que les théoriciens ont su prédire et dire le réel. Finalement, Houellebecq, Dantec et Muray ont libéré les intellectuels du carcan de la gauche en les libérant de l’hommage et du respect obligatoire par rapport aux « grands penseurs ».
Dantec et Houellebecq ont prévu le transhumanisme ; le premier sous la forme des robots, le second sur la génétique. Muray, lui, le matriarcat.

Tocqueville, 1840 : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux est comme étranger à la destinée de tous les autres. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir; il travaille volontiers à leur bonheur mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages. Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

YC parle du travail : « Future of Work: We’re interested in what comes next. People seek full-time jobs for many reasons, including money, healthcare, and a sense of purpose. We’d love to see solutions that address each of these factors (or any others) in anticipation of a changing job market. » Je trouve intéressant le fait que la recherche se passe au niveau « existentiel » : comment assure t-on un but à la vie de ceux qui n’ont plus de travail, ou tout au moins un travail fort différent (en remote, en freelance sans collègue etc.)

Emile et Estrid dépassent Chatonsky et Douard car ils cessent de croire que la Singularité va arriver (au côté transcendant des travaux des artistes post-internet, donc, qui voudraient croire que nous sommes à l’aube d’un jour nouveau, pour la nature humaine, pour l’Histoire etc.) Emile et Estrid montrent au contraire que « l’ère internet » (le contemporain) sera tout aussi victime du temps qui passe que les périodes précédentes. Ils injectent de l’histoire, de la contingence, et deviennent par là « ironist » là où leurs prédécesseurs restaient « métaphysiciens ». Ils n’ont pas peur d’affronter le présent comme une époque contingente, condamnée à mourir comme toutes les autres époques, ils n’ont pas peur de notre finitude, au contraire, ils l’affrontent. D’où : leur rapport au cool, au mainstream, à ce présent affreux mais qu’il faut regarder, car c’est notre finitude, et cela va mourir, qu’on ne s’inquiète pas ! Ils prennent l’époque par sa fin, pour en montrer la contingence, et montrent que tout ça va vieillir, moisir, rouiller, comme ce fut le cas auparavant, comme ce sera le « toujours » le cas.
-> Dans mon rapport à Houellebecq, c’est pareil. Il reste selon moi un métaphysicien. Je veux, comme Emile et Estrid, montrer que l’époque est contingente, que nous ne sommes à l’aube de rien ; que l’Histoire n’a jamais lieu. Or Houellebecq, et surtout Muray, comme Chatonsky et Douard en art, reste un métaphysicien qui pensent (en hégéliens) qu’une ère totalement neuve arrive, que l’homme va peut-être s’éteindre. Bref, des métaphysiciens qui sont obsédés par les Césures historiques, etc. Contre Houellebecq, contre Muray, montrer que l’époque qui s’annonce est tout aussi contingente qu’une autre ; que dans la tech, les mêmes problèmes se posent. Emile et Estrid montrent que les objets vont vieillir, je montre que les hommes ne cessent pas de vouloir les mêmes choses, ne cessent pas de croire, ne cessent pas de vivre comme ils ont toujours vécu, jetés dans un monde violent, apeurés, à la recherche de tendresse en dépit d’une perversité latente. _Dimanche_ n’est pas un faux roman sur les startups ; c’est un roman qui accepte notre finitude, qui traite la Tech et l’internet comme des outils profanes, or un Bildungroman traite de sujets éternels, qui ont peu à voir avec nos outils. Je traite de la tech dans la mesure où elle importe dans la vie des gens, e.g très peu, ou sinon comme de la poudre aux yeux pour les esprits « métaphysiciens » qui espèrent voir une Césure historique de leur vivant.

Dans le roman, l’écriture-de-soi telle que pratiquée par Ernaux et Carrère est en-soi un acte anti-métaphysique. Carrère utilise l’autobiographie pour parachever le discours « ironist » : il parle d’idées, mais de son point de vue, comme dans _La carte postale_ de Derrida. Ernaux lutte néanmoins pour construire un petit discours sociologique, bien qu’elle résiste à suivre Bourdieu sur la généralisation, justement dans _Les Années_ elle nous donne son histoire personnelle de la France au XXème siècle, coup de force « ironist » là-aussi. (Duroy évite quant à lui le sujet des idées, ou quasiment, et reprend le flambeau de la dissection de son propre Moi.)

Je suis sensible à la musique de Céline Dion, étrangement. On se surprend toujours à être plus français encore qu’on ne l’imagine—et Dieu sait que je suis lucide sur mon sort de franchouillard.

J’ai horreur des relations gratuites, aller au café une fois par mois pour « prendre des nouvelles » m’emmerde ; je préfère la compagnie des personnages de fiction. En revanche, les relations où l’intimité se dégage sont rares et précieuses. Je ne tiens à autrui que dans la mesure où il se fout à poil, quasi-littéralement, devant moi. Autrui me touche dans sa vulnérabilité plus que dans sa force ; c’est pour cela que je n’ai aucune fascination pour les Grands Hommes. « Tout ce qui dégrade l’homme me passionne » disait untel. (Lui parlait des prostitués, mais cela peut s’étendre à la vie intérieure tout entière.) Et j’y tiens. Or, on le sait, avec les hommes, c’est en travaillant ensemble qu’on touche à l’intime, à la vérité nue. Avec les femmes, c’est en passant au lit.
Aussi, je me découvre une affinité immédiate avec les personnes passées par l’analyse. Quand les langues sont déliées, je tombe très vite dans la passion. C’est après coup que j’en comprends la raison, qui est toujours la même : la femme ou l’homme en question suit une psychanalyse depuis x années.

Au-delà de la fiction comme vecteur du pluralisme, il faut préciser que je défends le pluralisme parce que je suis social-darwinien. C’est en multipliant les façons de vivre et de croire, en publiant des romans, donc, que va s’opérer une sélection naturelle des meilleurs comportements. Il faut ouvrir les vannes pour permettre aux gens de choisir, et cette sélection n’apportera que du bon.

Michel Serres : la seule nouveauté, c’est qu’aujourd’hui l’adresse ne se réfère plus à l’espace. L’adresse email (ou le numéro de téléphone) diffèrent de l’adresse postale : elles ne se réfèrent à aucun espace ; elles échappent donc à l’aspect intrinsèquement juridique, voir politique, de l’adresse-espace des époques précédentes. (Contingente au pays, aux frontières, à la rue etc.) Nous n’habitons plus dans un espace métrique.
Nous n’habitons plus non plus le même temps. Naître en 1930, c’est avoir un recul de quatre mille années sur l’Homme ; naître en 1990, c’est en avoir sept millions.

Expérience étrange en sortant d’un cours d’écriture. Pendant deux heures, nous y lisons des textes, des débuts de roman. En général, c’est mal foutu, il y a trop de mots, pas assez de coupes. Mais ça s’enchaîne, on a le droit à cinq ou six « incipit ». Impression, après-coup, en sortant, posé là au Sorbon, que les mots n’ont plus d’importance, que tout un chacun peut les utiliser, les maltraiter. Que tout est trop lourd, dans ce que j’écris. Écouter ces pseudo-écrivains me fait de la peine, car je n’ai plus l’impression qu’écrire soit quelque chose de nécessaire, ni de léger. Cela me donne la nausée, je n’ai plus aucune envie de publier un roman ; même les romans de Houellebecq que je feuillette ensuite à Gibert sont lourds, inutiles, « trop de mots », pas assez de légèreté. Comment dire, plus clairement : tout à coup, je m’aperçois qu’il y a trop de mots, ou plutôt que « tous les autres » ont comme rendu impossible d’utiliser les mots pour produire la fiction (e.g pluralisme) que j’ai envie de produire ; ils me dépossèdent des mots, ma seule arme, ma seule raison de vivre (malheureusement). C’est un peu la même expérience que de feuilleter des romans à Gibert, sans même parler des « Classiques », qui entassent un nombre de mots considérable, pour rien, car aucun de ces romans n’est « Nécessaire » à mes yeux ; je m’en passe très bien.
-> Seule me reste la curiosité pour la philosophie ; David Lewis, Bruno Latour, c’est leurs livres que j’aimerais m’offrir. Les romans rejoignent parfois les « livres politiques » ou les « livres d’histoire » : des matières qui ne m’attirent plus, que j’ai néantisées,… des livres qui « ne cachent rien » entre leurs pages. (Comme les gens ennuyeux qui ne cachent aucun secret, qui ne possèdent aucune nouvelle métaphore sur le monde, leurs émotions.)
-> Je ne cherche qu’une seule chose, des métaphores nouvelles sur le monde, passé ou présent, sur les vies intérieures des hommes, morts ou vivants. C’est en cela que je suis écrivain, et non penseur, car je ne produits pas des idées, mais des métaphores, des « manières de dire ». (Ni non plus un homme d’action, car je ne travaille à l’avénement d’aucune cause, trop tragique, trop individualiste pour cela.) Au « Jugement » dont je disais encore hier que cela seul m’intéresse, je dois peut-être admettre que je lui préfère plus encore les « Métaphores ». Trop pragmatiste pour croire au Jugement, je veux dire, fonder une existence sur une telle quête ; tandis que les Métaphores sont amovibles, du roman au cinéma aux installations.

La qualité de mes Jugements m’intéresse moins que celle de mes Métaphores. (Pendant longtemps, entre 18 et 24 ans, ce fut exactement l’inverse.) Le critère pour juger de la qualité d’un jugement ou d’une métaphore est différent : vérité vs. unicité. Et c’est cela, le plus difficile, de passer de la vérité à l’unicité comme critère premier. (Un artiste est habitué à ne juger que de l’unicité, il ne comprend pas l’autre côté, la vérité, ni l’éthique et l’humilité que demande tout travail intellectuel.)

« I wanted to be a writer, that's all. I wanted to write about it all. Everything that happens in a moment. The way the flowers looked when you carried them in your arms. This towel, how it smells, how it feels, this thread. All our feelings, yours and mine. The history of it, who we once were. Everything in the world. Everything all mixed up, like it's all mixed up now. And I failed. I failed. No matter what you start with it ends up being so much less. Sheer fucking pride and stupidity. » The Hours.

« We live our lives, do whatever we do, and then we sleep. It's as simple and ordinary as that. A few jump out windows, or drown themselves, or take pills; more die by accident; and most of us are slowly devoured by some disease, or, if we're very fortunate, by time itself. There's just this for consolation: an hour here or there when our lives seem, against all odds & expectations, to burst open & give us everything we've ever imagined, though everyone know these hours will inevitably be followed by others, far darker and more difficult. Still, we cherish the city, the morning, we hope, more than anything for more.
There she is with another hour before her. » The Hours.

AA et FAF, deux façons d’écrire : l’une, le roman bien construit ; l’autre, une proposition radicale. Étrange de voir à quel point c’est différent de parler avec l’une et l’autre à propos de la même chose, in fine, la production d’un livre de fiction. AA déteste l’idée de « parler de soi » et estime qu’il faut se distancier d’avec son sujet pour atteindre l’art du roman. FAF ne s’intéresse qu’à l’expérience esthétique produite en lisant, la question du narrateur, de la technicité, du style même, semble moins l’interroger que celle d’une expérience-des-limites. (D’où, la critique de Houellebecq chez FAF, écrivain trop peu radical, in fine.) AA et FAF critiquent le journalisme qui s’empare de la littérature, qui traite de sujet superficiel : sans prise de risque selon FAF, sans art romanesque selon AA.