dimanche 27 août 2017

Chronique XVII

Films : Apaches (2012 ; drôles d’accents en Corse). The Overnight (2015 ; comédie des Duplass). Les derniers parisiens (2016 ; belle exploration du quartier Pigalle). Tonnerre (2013, seconde vision, décevant). Une femme fantastique (2017, être transsexuel en Argentine : c’est pas drôle). Planète des singes 3 (2017, aucun intérêt). Une vie violente (film corse, moins bien que le Parrain etc.) 120 battements (2017, sans intérêt). Gifted (2017, aucun intérêt).

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Juger de la qualité d’une œuvre par la vitesse de la narration, ou le brassage comme valeur esthétique. La vitesse comme valeur en soi. Viser ce seuil (cette intensité) où « la quantité » en arrive à changer « la qualité ». cf. Hegel etc.

À propos de Desplechin, je prétends : Ses films ne m’appartiennent pas, mais j’appartiens à ses films, comme l’un de ses personnages.

Houellebecq découvre, en recevant le prix de Flore, accoudé à la balustrade avec Sorin, et alors qu’un photographe prend une photo de lui et qu’il émet un petit rictus… il découvre une manière de vivre qui lui convient. Il sera une star, réalise-t-il.

Depuis Hegel on considère tout type de travail comme « une œuvre » alors que c'est faux, le travail manufacturé est soumis à une logique de production et n’a rien à voir avec la réalisation personnelle de toutes les personnes incluses dans le process. Hegel veut nous faire croire que le travail—e.g la production—est la chose « la plus humaine » qui soit ; tout acte de production serait une forme d’expression personnelle ; le « seul mode de communication sociale » serait même la production d'objets ou de services. (Le travail serait un moyen de réaliser tous nos désirs.) Confusion facile entre le fait de peindre, de lire, d’apprendre, d’écrire… et le travail inséré dans un cycle production-consommation.
Aujourd’hui, la lutte contre l'exclusion sociale passe par le travail. C'est devenu le premier moteur de la reconnaissance.
Le dandy est celui qui n’attribue pas au travail sa valeur de reconnaissance sociale—parce qu’il a la chance d’évoluer dans des sphères où 1) la sociabilité, 2) la reconnaissance et 3) le sentiment de réalisation personnelle passent par autre chose. Il sait pertinemment que ce qu’il y a « de plus humains » ne veut rien dire ou, en tout cas, n’a rien à voir avec le travail—mais plutôt avec la contemplation, la jouissance, la quête du sublime, la pratique artistique… (qui, si elle demande un effort énorme, n’a rien à voir avec la pénibilité du travail). Le dandy se réalise par autre chose, et il ne communique pas à travers le cycle production-consommation… L’égalité travail = œuvre est bancale : tout travail n’engage pas notre réalisation personnelle.
Ambiguïté du freelancing : à la fois l’acmé du « travail = œuvre » (ou travail comme réalisation de soi) car le freelance délivre un produit/service à lui tout seul. Mais c’est aussi une manière de sortir du « travail = inclusion sociale », car il n’y a plus de collègues. Le freelancing fait-il que tout acte de production est effectivement un acte d’expression ? Ou à l’inverse, le freelancing aggrave le cas du « travail ≠ œuvre », car le freelance se soumet au cahier des charges d’un autre ; il n’a même plus aucun contact avec autre chose que sa mission.
Que faire ? 1) Faire que l’on travaille moins en général ou 2) faire que le travail ressemble plus à une œuvre, e.g que de plus en plus de monde parviennent (effectivement) à se réaliser au travail. Le freelancing serait-il un mode de responsabilisation de masse ? La croissance des side-projects (ou des associations du weekend, ou des clubs de lecture…) sont des modes de « communication sociale » non-liés au travail ; mais dont, parfois, aux USA notamment, on peut dire qu’ils s’intègrent là-encore dans le cycle production-consommation.
De fait, ce que regrettent les critiques réactionnaires du travail, c’est la contemplation solitaire du poète… ou plutôt, plus généralement, des activités qui ignoreraient les « désirs » de la population ; des activités autistes, e.g non-marchandes. Ils veulent s’interdire de pactiser avec l’époque—car les grands artistes sont à contre-courant d’une époque, e.g des consommateurs. Ce qu’ils détestent dans la production, c’est le fait que cela répond à « un besoin » de leurs contemporains.
Constat tragique : se plaindre de la « reconnaissance » est un problème qui se pose après que le taux de mortalité infantile, et le niveau de vie en général, se sont stabilisés. Il faut donc reposer la question : à partir du moment où l’on peut arrêter de travailler—ce qui est plus ou moins le cas aujourd’hui—quid du travail comme 1) sociabilité et 2) forme d’expression personnelle.
Pourquoi allait-on au travail ? Parce qu’on n’avait pas le choix. Certes…

« Les femmes chez Houellebecq sont obsolescentes. Elles surgissent pour mourir. Il est seul sur son île. »

Taddéi : « Avant, on ricanait quand on parlait de religion, et on parlait sérieusement de politique. C’est aujourd’hui l’inverse : on parle sérieusement de religion et on ricane quand on parle politique. »

Ce qui me déplaît c'est finalement que rien ne se déplie dans la peinture. Tout est déjà là dès la première seconde. Seules des « explications » peuvent venir complexifier l'expérience… mais l'expérience en tant que telle est terminée. Le roman laisse du temps à l'œuvre de se complexifier « en tant qu'oeuvre. »

Dans un musée on préfère regarder les spectateurs plutôt que les toiles. Notamment les gens vulgaires, portant un t-shirt GTA, au crâne rasé, devant les toiles de pop art.

Stendhal passe d'une géographie abstraite à une géographie vécue—quand le narrateur décrit les bruits qu'on entend à l'entrée d'une ville, après l'avoir localisée abstraitement.

Flaubert sur le comique dans Bouvard : « Mettre en scène des idées, comme de petits drames, mis en mouvement comme des personnages. »
Partout chez lui, c’est l’homme & la femme désœuvrés. Il n’y a pas de grands malheurs dans la vie des héros—et d’ailleurs les autres personnages ne les comprennent pas quand Frédéric ou Bovary se plaignent—mais les héros ne savent pas quoi faire, ils s’ennuient, ils fantasment de vies plus intenses que la leur ; de la vie des romans (aujourd’hui, de la télé-réalité, etc.)
« Mieux vaut l'exubérance que le goût. » dans _l’Éducation sentimentale._

J’ai l’impression que le romancier écrit pour le futur, comme l’ethnologue des clichés d’une époque ; quand le cinéaste, beaucoup moins. Ce qui étonne, car le cinéaste capte des images d’un temps présent (qui deviendra le temps passé) ; images qu’il est si difficile de reconstituer à l’écrit. Mais le romancier capte les clichés et, de fait, on comprend peut-être mieux une époque en connaissant ses clichés, ses atteintes faites aux mœurs, ses rêves de grandeur, ses damnés, ses mythes, ses ennemis, ses tabous… qu’en en observant seulement les habits, l’architecture, etc. Comment mieux dépeindre ce qu’était un étudiant petit-bourgeois en 1850’s que Flaubert, qui nous décrit les rêves, l’ennui, les aspirations, les clichés, les « attitudes originales », les tendances de fonds et les tendances émergentes, de ces années-là. (Ce qu’il faut penser, ce qu’il faut faire ; l’attitude à avoir ; les mots à utiliser… tous ces détails qui donne la matière de notre vie quotidienne, pour nous qui y vivons. Flaubert nous décrit un monde où il est plus grave d’appeler une dame par son prénom que de véhiculer des clichés sur les Juifs… par exemple…)
Ce qui sépare le bon romancier du mauvais, c’est à quel point celui-ci est conscient du fait qu’il véhicule les clichés de son temps. Par définition, un auteur communique quelque chose de son époque, mais le mauvais le fera sans s’en apercevoir, quand le bon aura le souci d’ironiser, d’en montrer l’aspect contingent, déterminé, construit ; bref d’en montrer les codes. C’est pourquoi il faut juger le roman à l’aune de l’humour, c’est-à-dire de la méchanceté avec laquelle l’auteur traite de ses contemporains. La méchanceté étant l’inverse de la complaisance ; d’où ma réticence pour Céline qui, parfois, insensiblement, se complait dans sa misère et sauve quelques uns de ses personnages ; d’où aussi ma franche détestation de Beckett qui aime et défend ses personnages comme de petits Christs.

Etre absolument certain de son génie permet de se comporter comme un artiste déjà accompli, c’est-à-dire être _décadent_ plutôt que _moralisateur_ ; comme le sont les jeunes artistes (cf. l’épisode de Girls qui confronte Hannah à un auteur reconnu).
Ne plus avoir aucune conviction (cf. Taddéi), et écrire un livre comme on écrirait le dernier… comme d’Ormesson, un vieux mourant, qui continue d’écrire par pur plaisir, sans ne ressentir aucune obligation morale ; ou comme Houellebecq, ou encore les « hussards », qui écrivent avec insolence, sans aucun respect pour les Belles Lettres.
L’insolence, afin de ne jamais tenir des propos aussi ridicules (concernant « la littérature ») que FAF—propos d’une naïveté désolante, qui sont pleinement bêtes (même si ces gens citent Flaubert partout !…) car ils n’ont aucune ironie. Ces gens-là, FAF et les autres, ont lu Sartre et tous les autres, mais ils n’y comprennent rien ; ils laissent les « belles phrases » dans les livres plutôt que de s’en servir ; ce n’est pourtant pas difficile du tout. Ils sont pleinement sérieux, et ne se remettent jamais en question, ni ne prennent le recul nécessaire pour—a minima—rire de leur propre position, pour _désamorcer_ à l’avance notre petitesse d’êtres humains.
Tout cela pour revenir à la même idée, fuir absolument l’esprit de sérieux, et lui préférer la légèreté, jusqu’à toucher la folie—car nier absolument tous les discours, toutes les « nécessités », nous rapproche toujours un peu plus du gouffre. Vivre en ironiste est proprement insoutenable, cf. Rorty, Kundera…

« Tend moi la joue, ‘faut bien que je m’essuie. » Damso

Écrire le roman « classique » d’une racaille de banlieue, hyper-violente, mais banale. Un _American Psycho_ plus subversif encore ; avec tout le discours sur la victimisation. Un _La haine_ contemporain. Avec, comme en contre-point, l’histoire de sa famille, de ses parents et grands-parents—qui vécurent des misères, la guerre, le colonialisme ; et montrer à travers cela le changement du regard de « la société » sur les Arabes, e.g sur les victimes. (On peut ajouter le parcours intellectuel de gauche d’une bobo qui s’entiche de cette racaille, et de la récupération « nationale » à la E&R ; cf. Bouvard.) Raconter la tournante, l’anti-sémitisme, le tribalisme, un peu de poésie aussi (tribalisme, passion, adrénaline), les dealers, la prison, la CAF, le monoparental, l’islamisation. Je vois bien un roman écrit à la manière du _Hussard bleu_ avec plusieurs personnages qui s’entre-croisent, le fils, la mère, le père, la bobo, le riche du XVIe qui l’utilise comme dealer… peut-être un peu cliché !…

Avant Flaubert, la bêtise est simplement considérée comme un « défaut d’éducation » aisément traitable par la connaissance. C’est Flaubert qui comprend que la bêtise ne diminuera pas avec la technique, les sciences, la modernité, le progrès… et peut-être même qu’au contraire, elle ne fera que croître. La bêtise ne se soigne pas, et surtout pas par l’érudition… au contraire, elle risque de s’aggraver. (Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien y faire, mais il faut être prêt à affronter la l’humanité dans sa bassesse, ce que font Bouvard et Pécuchet avec tant d’efforts, tant de résignation… mais in fine ils y parviennent !… ils retournent à la copie.)

« Je rêve d'un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d'employer des pseudonymes. Trois avantages : limitation radicale de la graphomanie ; diminution de l'agressivité dans la vie littéraire ; disparition de l'interprétation biographique d'une oeuvre. » nous dit Kundera. (Même si, de fait, je ne suis pas assez radical, ou dandy, pour être entièrement d’accord car, comme Houellebecq, je pense que la manière de vivre qu’est le fait d’être « une star » peut convenir à certains d’entre nous… je veux dire, par rapport au suicide…)

« On en peut pas me laisser déprimer tranquillement » dit Houellebecq à propos d’Extension ; inspiré par _L’homme qui dort_ de Perec où, là, le narrateur déprime mais n’a pas besoin d’aller au travail !…
_Les Particules _considère comme un « fait historique » l’histoire depuis 1945 ; certains furent énervés de se voir ainsi étudiés ; ils pensaient pouvoir échapper à l’analyse historique de ce qui a eu lieu depuis soixante ans, la naissance de la consommation, la nouvelle morale, etc. (Quel sujet aborder de façon historique aujourd’hui, sujet qui n’a jamais été traité, même pas par les historiens…)
« Les animaux sacrifient leur vie, sans hésiter, pour un rapport sexuel. » « Il doit y avoir une limite à l’action de la civilisation sur l’homme—le déterminisme biologique reste encore très puissant. » « Limiter l’opération biologique sur l’homme me paraît d’un conservatisme exagéré. »

« What are you optimizing your life for? »

Impressionné par le niveau de _La vie est ailleurs_ de Kundera. Roman d’une puissance folle ; notamment par sa postface (rédigée par un Français) qui en explique—ou plutôt en confirme—la radicalité de son intention : décrire la poésie comme un aveuglement. La poésie, plus que l’art moderne qui est sauvé, à un certain moment, est littéralement assimilé à une idiotie ; à l’idiot utile de tout régime totalitaire. C’est la phrase de Rimbaud, sur l’absolument moderne, qui fait faire des horreurs aux poètes, qui leur fait écrire des vers pendant qu’on enferme les autres. La postface décrit cette violence : la poésie comme supercherie totale, l’innocence « lyrique » comme un chemin paisible (mais inébranlable) vers la complicité d’avec l’horreur. Le héros de Kundera—Jaromil—est un homme niais, convaincu d’avoir du talent, une vie intérieure ; convaincu par un partisan de l’art moderne (qui finira en prison, ironie de l’histoire) de la puissance de sa vie intérieure, de son intuition.
Les pages que je préfère sont celles où Kundera montre en direct la supercherie de « la création artistique » : comment le personnage du peintre (le mentor) décèle de l’intuition, de l’art brut, de l’inconscient à l’œuvre, derrière des explications simples et banales. (L’enfant ne dessine que des femmes nues sans têtes afin d’y glisser la photo d’une camarade…) Et, le plus beau, c’est le fait que le petit enfant y croit, il est bien obligé d’y croire, quand on lui dit qu’il est « l’élu », quand on lui parle de son puissant inconscient.
Puissance incroyable aussi des pages où Kundera admet que la poésie de ces années-là n’est pas forcément « mauvaise » (contrairement aux romans) car la poésie n’admet pas la contradiction ; tout ce qu’elle énonce est vraie, par définition. C’est en cela que la poésie est un art adolescent.
De belles pages aussi, peut-être plus convenues, sur le fait que Jaromil ne plus de la valeur qu’à ce qui est simple, compris de tous—par sa « simple » amante rousse notamment—et appelle cela le moderne. L’art moderne conduit inexorablement à sa subversion, à l’art socialiste, à l’emprisonnement des artistes eux-mêmes. La passion de la révolution, de la table-rase, etc.
Jaromil, comme Bovary, est une pure victime ; et Kundera comme Flaubert tendent un piège à leur petit personnage, bien standard. La mère de Jaromil, intimidée par le peintre-mentor, incapable de comprendre les vers libres, est certes drôle, notamment dans les moments où l’intimité avec son fils se fait un peu trop sentir, et frise l’inceste, mais plus convenu.

En lisant _Les rameaux noirs_ de Liberati, je réalise que je prends un peu de plaisir à lire ce livre alors que je déteste tout ce qu’il s’y raconte. Liberati est genre de poète que je déteste, catholique, citant de Maistre partout, et Aragon, Breton… Bref, du lyrisme à chaque page, des fêtes, des filles, de la drogue ; tout ce que je hais profondément comme manière de vivre. Mais Liberati parvient à écrire un livre qui me touche (un peu…) par son inadéquation totale avec mes valeurs : voilà tout ce à quoi je ne crois pas, résumé en un livre paru aujourd’hui… et cela me donne finalement pas mal d’informations sur moi-même ; peut-être même plus qu’un livre qui me serait proche.

Kundera : si la situation kafkaïenne peut paraître drôle vue de l’extérieur, elle capture la victime « dans les entrailles d’une blague, dans «l’horrible du comique. » Chez Kafka, la souffrance des personnages ne vient pas de leur isolement, mais du viol de leur solitude et de leur intimité. Les personnages de Kafka sont des intellectuels, rarement des artistes, qui agonisent aux prises avec la vie. Ils se débattent dans leur impuissance à contrôler leur existence. Ils s’acharnent à expliquer de manière tragicomique leurs responsabilités et leurs fautes, terrassés par la culpabilité. Ces êtres inventés sont autant de manifestations de l’image que Kafka avait de lui-même et de son monde imaginaire.

Kundera : L’ironie dans un roman, c’est d’admettre qu’aucune phrase, aucun énoncé, ne vaut par lui-même ; mais que les phrases sont juxtaposées, qu’elles s’éclairent les unes et les autres. Les phrases sont en contradiction avec d’autres phrases, avec des gestes, des idées, des situations du roman ; elles ne valent pas pour elles-mêmes. L’ironie c’est une affaire de connexion entre les phrases, sans lesquelles le sens du roman nous échappe.

Qu’est-ce que le pragmatisme ?

Le pragmatisme, c’est le focus sur l’action que les croyances nous font faire, pas sur les croyances elles-mêmes. Les croyances comptent en ce qu’elles causent des actions, dit Peirce. « La pensée active vise le repos de la pensée » ajoute t-il.

Chez Habermas, on pense qu’il faut une réponse philosophique au nazisme, or Rorty avoue qu’il n’a aucun outil pour cela. On ne peut pas convaincre logiquement un nazi, on peut lui montrer où cela va mener (toujours une histoire d’expérience, plutôt que d’universalité).

Un pragmatiste est un heidegerrien non-nostalgique. Nous sommes jetés au monde, certes, et il n’y a pas de « view from nowhere  » ; mais cela n’est pas arrivé à cause de la technique…

En art, Dewey attaque l’idée d’une « nature immuable de l’art » de Danto à Greenberg, de Kant à Hegel. L’art se définit par l’expérience du spectateur. Les philosophes qui veulent « capter » l’art dans une définition (e.g naturaliser le concept d’art) restent toujours aveugles à l’art de leur temps—et évidemment à celui des temps à venir. Il est vain de vouloir dessiner les possibilités passées et à venir de l’art ; personne n’a su intégrer Koons à une telle définition.

Rorty met l’accent sur l’utilisation plutôt que l’interprétation.

« Utilisons l’intelligence pour libérer l’action » nous dit Dewey. Il ajoute : « Il y a une priorité de la démocratie sur la philosophie. »

Une croyance n’est pas un simple état mental, mais _une disposition à agir._ Croire qu’il pleut, c’est déjà se préparer à affronter la pluie. Bref, « l’intention c’est l’acte » dit Anscombe.

Pour Rorty, la vérité n’est pas intéressante. Il n’y a pas d’essence du vrai. Et la plupart des énoncés « vrais » sont des banalités. Dewey ajoute : « La vérité c’est ce qui marche. »

« Le savant taille la vérité à la mesure de sa recherche (e.g système, simplicité, portée) » dit Goodman.

mercredi 2 août 2017

Les vieux-garçons

La généalogie des vieux-garçons, c’est l'histoire du burlesque prise par un autre bout.

Les amis. Les vieux-garçons fonctionnent souvent par couple. Bouvard et Pécuchet. Chico et Harpo. Tintin et Haddock. La dynamique fait que les deux « amis » s’empêchent mutuellement d’en sortir. Mais, finalement, ces garçons-ci sont les moins « malades » d’entre tous, car, sans leur compagnon, ils seraient parfaitement normaux. Ce sont les passionnés, les grands amateurs, les amis d’enfance—bref ceux pour qui « la femme » ne suffit pas à les faire se caser ; et s’ils ressentent du désir, leur désir est à égalité d’avec d’autres désirs, comme l’aventure (Tintin), l’escroquerie (Chico), la connaissance (Bouvard) etc.

Les renégats. De l’autre côté se trouvent des vieux-garçons avec des « perturbateurs » qui font tout pour les remettre sur la bonne voie—ou ce qu’ils considèrent comme. C’est le cas majoritaire ; mais diffère la façon dont le héros est plus ou moins pro-actif du changement. (Greenberg, Adaptation vs American Beauty, 40 yo Virgin).

Les autistes. Les vieux-garçons autistes, qui font tout (en réussissant) pour ne pas être « aidés » par quiconque. Chez Desplechin, Tati, Houellebecq (Extension, Soumission), Roth (le narrateur castré). Certains se réjouissent de leur déchéance.

Les miraculés. Enfin il y a les vieux-garçons en couple, à commencer par Mouret, et qui se font ravir l’aimée à la moindre apparition d’un homme. Ils maîtrisent le discours, comme Allen, ou Doinel, mais ils donnent l’impression d’avoir « réussi » sur un malentendu.

La forme d’humour qu’ils provoquent est différente : les « amis éternels » provoquent plutôt de la gêne ; c’est le comique de répétition qui nous touche chez eux. Les renégats sont dans le gag « social », qui croise plusieurs habitus, chacun à son clown blanc. Les autistes sont dans la satire ; puisqu’ils refusent le monde, à l’image de Tati. Enfin les miraculés nous font rire car ils tentent d’aller à l’encontre de leur nature, ils s’efforcent de coller à une image qui n’est pas la leur.

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Une liste :

• _Ghostworld_ : Ce film avec Joahnsson ; avec un type minable et collectionneur, qui n'ose pas aborder une femme en date ; c'est la jeune héroïne qui lui fait son éducation sentimentale.

• Dans _American Beauty_ : le looser qui s'en sort pour baiser l'amie de sa fille. C'est le jeune homme "caméraman" qui lui fait son éducation ; que le père éduque très durement.

• Dans _40 Years Old Virgin_ bien sûr. Une bande d'amis qui le pousse à rencontrer une femme, qui lui donnent des conseils… C’est le vieux garçon sûr de lui ; gentillet

• Le personnage de Simon dans _Conte de Noël_. Lui, il ne veut pas être sauvé ; il a choisi sa condition. C'est un **homme déchu** qui a opté pour cette déchéance. Il a connu le succès, il fut un extraverti avant de laisser sa place à son cousin. Donner Sylvia à Yvan, c'est pour Simon un geste altruiste, car l'un serait mort, et lui est simplement éteint. C'est un choix moral : un danger de mort pèse sur lui, or cela ne me coute pas tant de la lui donner… « C’était un garçon jovial ! » dit la vieille dame à Sylvia.

• Les films avec Vincent Macaigne, notamment _Un monde sans femmes_ Guillaume Brac. C’est la version dominée, perdant tous ses moyens en face d’une femme.

• _Adaptation_ de Charlie Kaufman. Un vieux-garçon névrosé, qui n’arrive pas à sortir avec la femme qu’il aime, ni avec l’auteur dont il adapte le livre (il n’arrive même pas à lui parler).

• _Bouvard et Pécuchet_ : l’exemple séminale des vieux-garçons qui, parce qu’ils n’ont plus d’intérêt pour les choses de la chair, s’enferme dans la connaissance par gavage. (À relier à Dupont et Dupond, et peut-être même à Harpo et Chico.) (Il n’y a chez eux aucune satisfaction à être tels qu’ils sont, à la différence de la misère presque prosélyte chez Beckett, qui m’insupporte, que Houellebecq a d’ailleurs enterré pour de bon.)

• _Comment je me suis …_ Avec Paul qui, vivant chez son cousin (ce dont Sylvia se rit), a du mal à devenir adulte. Sauf qu’ici, des maîtresses lui tournent autour.

• _Greenberg,_ de Baumbach. Joué par Ben Stiller, un vieux-garçon qui l’est devenu (après avoir quoi ? arrêté la musique ?…), pour le coup, et qui se fait sauver par une jeune blondasse. Mais lui refuse son aide, évidemment.

• _Mon Oncle,_ de Tati. Le cas du vieux-garçon « réactionnaire » malgré lui, qui n’est pas adapté au monde comme il va.

• Le cas Woody Allen est notable, car il ne met jamais de vieux-garçons dans ses films, sauf peut-être _Anything Else_ où il se caricature en vieux-garçon fou, pro-guns, etc. ; mais des vieilles-filles, comme dans _September_ où l’une des femmes (Mia Farrow) n’arrive pas à se faire vraiment désirer.

• Tintin est aussi peuplé de vieux-garçons. Les Dupond-t d’abord ; et ce dès les premiers albums. Mais aussi, finalement, Haddock et Tintin qui se lancent dans des missions incroyables—sans femmes, sans « hobbys », dans la pure soif d’aventures.

mardi 1 août 2017

Sur les animaux (ii)

Entre une chèvre (qui sert de symbole fort à une communauté) et un homme de cette même communauté, qui faut-il sauver d’une mort certaine s’il faut nous faire un choix ? Autrement dit, faut-il assumer de sauver l’homme en priorité par rapport à l’animal ? (Même si, dans ce cas, nous voyons bien que l’animal n’est respecté qu’en tant que « symbole » entièrement humain ; comme un Dieu, la monnaie ou la Nation, la chèvre à sauver est une pure construction sociale : on sacrifie donc un homme non pour un animal, mais pour une _croyance collective._)

Derrida : 1) L’animal n’est jamais nu, puisqu’il ne s’habille pas ni n’en a jamais eu le désir. 2) Qu’est-ce que ça veut dire qu’un animal « nous regarde les yeux dans les yeux » ? cf. Alice chez Lewis Carol.

Deleuze défend les animaux apprivoisés à condition qu’ils ne fassent pas partie de la famille. Se moque aussi les psychanalystes qui ne peuvent s’empêcher d’assimiler un animal (dans un rêve) à un membre de la famille.
Sur la peinture de Bacon : Une bête qui souffre est un homme, un homme qui souffre est une bête. « La viande est la zone commune de l’homme et de la bête… »
Le problème du « familial » chez un animal domestique/apprivoisé. « L’aboiement c’est la honte du règne animal » dit-il. « Je ne supporte pas le rapport humain avec l’animal » notamment dans la manière dont les gens parlent à leurs bêtes.
L’animal a « un monde » plus ou moins pauvre, il est sensible à peu de choses dans le monde, mais il n’est sensible qu’à cela. Le monde de la tique par exemple se constitue autour de trois excitations sommaires, la lumière, l’odeur, le sens tactile. Et tout est là, la tique se moque du reste du monde.
L’existence aux aguets de l’animal—comme celle de l’écrivain. Moins par ce qu’il doit vérifier, ce qui lui arrive dans le dos etc. que la dimension « qu’il a un monde » et qu’il répond à quelques stimulus connus, limités, et qu’il ne peut pas s’en empêcher, comme l’écrivain qui n’arrive pas à faire autre chose… pour qui tout l’existence se résume à la retranscription de sa vie par des mots.

Sur la tauromachie comme métaphore de l’écriture. : Leiris, en suivant Hegel, prétend qu’il faut braver la mort pour atteindre le stade de l’écriture (on pourrait dire, de l’art).

Un animal qui se soucierait de moi (gage de l’amitié) ne le fait que parce qu’il a été _dressé_ pour cela. Comparer le « lien » qui unit un animal à un homme à celui d’un homme à un autre, c’est ignorer le fait qu’on « force » un animal à obéir, à aimer, etc. Il n’a jamais choisi d’aimer untel plutôt qu’un autre… et d’ailleurs jamais un animal « refuserait » de pactiser avec un maître… c’est uniquement une question de temps. Tandis qu’entre deux hommes interviennent des croyances contradictoires, irréconciliables. On aime un ami plutôt qu’un autre. Or un chien n’aime pas un maître plutôt qu’un autre, puisqu’il n’est pas libre de s’en choisir un…

Pendant l’adolescence, le chien est peut-être le seul compagnon qui ne juge pas l’adolescent, et qui a le droit de le frôler, de s’y frotter ; alors que l’adolescent connait une mutation de son corps qui, à certains égard, le gêne.
Tout le monde peut câliner le chien sans risque d’être repoussé. Il canalise les tensions internes.
Le chien est le seul des « enfants » à rester après le départ des vrais enfants de la maison familiale. La fidélité du chien rassure. C’est un « écran » pour masque le vieillissement, la solitude… C’est prétexte pour se disputer (ou échange) une fois que les enfants sont partis.
Le chien, c’est prouvé, apaise les tensions des grands malades, en diminuant les sécrétions de cortisol (qui aggravent le stress). La présence de la vie les rassure, parfois mieux que des « proches » qui ont des pensées parasites, sont gênés, culpabilisent etc. On aime leur côté brut, simple.
La pathologie des sans-abris qui se collent à leurs chiens toute la journée. Le chien réchauffe le corps, et vient combler les carences affectives. (Les badauds fixent le chien plutôt que le maître, pour éviter la détresse du visage. cf. Levinas !…) La réinsertion est beaucoup plus compliquée avec des chiens : démarches administratives, transports, nourriture, centre d’accueil. Un SDF qui perd son chien plonge dans une dépression rapide, accentuée par le grouillement de la ville. Le SDF donne des coups, et prive le chien de nourriture, pour qu’il obéisse parfaitement—et se sentir tout-puissant. Les « punks à chiens » font boire de l’alcool et vont jusqu’à droguer leurs chiens.
Anecdote de Levinas : Les nazis considèrent des prisonniers juifs comme des bêtes quand tout à un coup un chien arrive et « leur fait la fête » ; pour le chien, c’était incontestable, ils étaient bien des humains.

Religions :
Le bouddhisme (M. Ricard) défend l’idée qu’il y a une souffrance animale. (Quand je pèche un poisson hors de l’eau, il souffre comme nous souffrons en nous noyant.)
Et l’Islam, qui interdit de posséder un animal de compagnie.

Chronique XVI

Titres: Munitions pour …,

Se demander ce qui prend la place de la famille, de l’église, de l’armée, de l’école aujourd’hui. Contre qui pester ? e.g écrire.
Le roman est une force critique. Il faut d’abord savoir contre qui écrire avant de se lancer. Choisir un conflit et l’étudier.
Refléter les contradictions de l’homme.

Le cinéma est plus existentialiste que le roman. On attend du roman une certaine ironie ; on attend d’un film qu’il nous apprenne à vivre, à aimer etc. L’ironie, la contradiction, l’insoumission, le conflit : des notions réservées au roman. Et c’est parce que je ne sais pas vivre, mais bien plutôt critiquer, que j’écris des romans et non des scénarios.

« Pourquoi choisir l’Histoire ? » demande Muray, et de conclure que nous faisons bien d’éviter le risque et le hasard, quand on nous offre la précaution partout, et pour pas cher. cf. Tocqueville et le despotisme doux…

L’humanité ré-animalisée. Pour l’animal, le désir sexuel est utilitaire, et fermé dans le temps. C’est l’homme qui désir tout le temps. Et c’est l’homme qui met en place d’autres systèmes de rivalités que la seule conquête sexuelle, parce qu’il désire tout, tout le temps. Et ainsi nait la Culture.
La lutte contre toutes les discriminations tente de rapprocher le couple Nature / Culture.
Chez Houellebecq, la commoditisation du sexuel—son monisme dans l’échelle des valeurs—va dans le sens de l’animalisation : aucune autre dimension symbolique que la sexuelle ne compte, alors que les hommes avaient inventé d’autres systèmes de rivalités, d’autres échelles de valeurs, pour se distinguer ; le désir « permanent » chez l’homme l’a poussé à en dehors de l’animalité, c’est bien le fond de l’Histoire.
La dimension court-termiste, la fin de l’amour, etc. que décrit Houellebecq donne une image animale de la sexualité. Si le sexe se commoditise, la séduction disparaît.

Céline est le seul avant-gardiste à avoir été aussi loin, à avoir finalement avoué les désirs violents de l’avant-garde. Ce n’est pas un Rebatet-bis, c’est le plus extrémiste des modernes, des avant-gardistes. (cf. le futurisme etc.)

L’animal ne nie pas.

L’aliénation (par la consommation, le spectacle) comme « seconde nature » imposée a disparu au profit d’une participation directe et active au monde, au présent. Un totalitarisme autogéré. (Voir Debray contre Debord.)

Le thème de la fin du travail est peut-être le plus grand mouvement historique qui a eu lieu depuis 1945, sous la forme du RMI en France. Le renversement des rôles du noble et du serf, à travers le personnage du bourgeois.
La question qui se pose, maintenant que les pauvres n’ont plus besoin de travailler : comment avoir une vie saine en dehors du travail ?
Le capitalisme a non seulement contredit toutes les prédictions du futurologues Marx, mais démontre aussi que l’utopie communiste elle-même (l’abolition du travail, de la propriété etc.) pose de gros problèmes auxquels Trotsky (croyant que l’homme moyen allait finir comme Goethe) n’avait pas pensé. Le capitalisme disqualifie la théorie et la pratique, réfutant la théorie (le pauvre s’enrichit) et réalisant la pratique (le pauvre a du temps pour se cultiver, mais ne le fait pas, ou mal !… cf. Bouvard)

La liberté des artistes dépassent encore la cause animale, cf. cet artiste anglais qui a gagné son procès contre une association se plaignant du sort des poissons que son installation tuait régulièrement.

La fin du croisement homme-femme est, étrangement, le refus d’une certaine mixité, d’un certain mélange, que prône par ailleurs (pour la mixité sociale, urbaine, etc.) ses défenseurs.

Celui qui préfère « comprendre » à « prendre » ne sait pas vivre. Celui qui préfère « prendre » à « comprendre » mérite notre mépris. Il faut apprendre à _faire les deux d’un coup._ (Prendre : l’argent, les femmes, le succès, la chance.)

En lisant Fukuyama, je repense à Timur Kuran : le fait que les préférences puissent être cachées par les citoyens donne aux révolutions leur aspect soudain. Ce n’est pas que tout le monde change d’avis d’un seul coup ; c’est que le seuil est franchi pour qu’une proportion majoritaire de personnes _révèlent_ enfin leur préférence (ils ont eu le temps de se faire une idée auparavant, sans pouvoir l’avouer).
Question : comment faire pour que les préférences restent cachées le moins longtemps possible ? Organiser des élections à bulletin secret pour obliger quiconque à se révéler dans l’intimité de l’isoloir. Ainsi, le Pouvoir découvre un moyen de _prévenir_ les révolutions en forçant tout le monde à dévoiler ses désirs / ses pulsions / son ressentiment. Contrairement à la dictature, la démocratie a inventé un moyen de prévenir la mutinerie, sans pour autant changer ce bon vieux impératif du Pouvoir, partout et toujours : tout faire pour se reproduire, jusqu’à se faire assassiner par les prochains (on ne quitte jamais le Pouvoir vivant, c’est la règle, depuis les primitifs jusqu’à la mafia).

« Élargir le monde », selon Paul Yonnet, à propos de notre rapport aux animaux : on donne une place à d’autres formes de vie. Je pense ainsi à l’internet qui, contrairement à ce que dit Baudrillard de la « consommation », ne fait qu’étendre notre prise sur le monde ; un monde qui ne disparaît pas du tout, mais dont la dimension devient plus palpable.

Certains sont dans le commentaire plutôt que dans la vie.

Un couple, c'est la rencontre entre deux histoires, l'histoire du couple se loge dans le giron de deux récits séparés. On ne parvient jamais tout à fait à se raccorder au récit de l'autre.

Pendant un long moment dans l’histoire, la guerre du Péloponnèse a été la plus grande « action jamais réalisée. » Or avec Google, ou même, dès Ford dans les années 1920 (la moitié des voitures en 1920 en circulation dans le monde sortent de chez Ford), ou même, plus tôt encore avec la compagnie des Indes : ce sont des _aventures commerciales_ qui furent les « plus grandes actions » (mais se pose la question de la Shoah, ou du système concentrationnaire soviétique, dans la compétition morbide des grandes actions…)
Le numérique inverse les trois ordres Politique / Artisanat / Commerce. C'est le commerce qui désormais influence la vie publique. Et le commerce est à la fois production et artisanat (un produit unique, à grande échelle…). Les ordres du politique et de l'artisanat sont relayés derrière « le cercle infiniment mourant de la production et de la consommation. »

On a défendu les victimes à tout prix pour de bonnes raisons, car Les Juifs puis les gays (et, dans une moindre mesure, les prolétaires) avaient quelque chose à « enseigner » à la norme, aux dominants. Mais aujourd'hui les victimes sont plus méchantes (conservatrices, réactionnaires, anti-pluralistes etc.) que « la norme. » Répétons-le : il _fallait_ descendre dans la rue en 68 pour défendre le pluralisme, et il _faut_ se moquer de l'islam, exactement pour les mêmes raisons. À la contre-culture des victimes d'antan (et encore, pas toujours…) s’est substituée une « culture d'ordre » chez les victimes d'aujourd'hui. Or, on veut les défendre au titre de victime alors que c’est le pluralisme qui compte. Les victimes (les minorités dites « visibles ») sont aujourd’hui des agents de l’ordre (parmi d’autres, certes…), comme l’était jadis « la norme » petite-bourgeoise.

Il y a ceux qui osent pisser à l’urinoir, en public, et puis il y a les autres, ceux qui n’y arrivent pas, même en se forçant, même un pistolet sur la tempe.

Un drap usé, des tâches non identifiées. Rien de gore, ni d’immonde, ni de transgressif (cf. Carrère—l’anti-Bataille—sur la sexualité, chose banale, non transgressive.) Juste des tâches, longues, déjà presque effacées avec le temps ; et puis d'autres, brunes, plus étroites, plus visibles, plus récentes. Qu’est-ce que tout cela signifie ? La volupté laisse des traces, des tabous dont on ne parle pas dans les films…

Un libertarien conséquent (à la Simonnot…) comprend qu’il faut abolir la distinction entre le droit pénal et le droit public. Si tous les conflits se règlent entre les victimes et les coupables, sans l’intervention de l’État qui incarnerait une « tierce-personne » ou « la société » alors l’idée même d’un code civil perd toute signification. Tous les conflits sont réglés à l’amiable, entre les parties. Les « crimes sans victimes » disparaissent d’un seul coup.

« Pour qu’une « culture » serve, il faut que cela apporte des enseignements aux spectateurs ; or qu’est-ce que « Le Cid » peut enseigner à l’ouvrier ? Pas grand chose, justement. » Dit un sociologue en 1965.

« N’importe quel asticot qui s’estimerait le premier parmi ses pairs rejoindrait tout de suite le statut de l’homme. » Cioran

Bouvard et Pécuchet, selon Revel : une des premières critiques de la « culture de masse » : les deux compères n’ont pas reçu l’éducation traditionnelle, ni n’ont été formé à la culture « comme il se doit » et ils décident donc de se former de façon artificielle. « Comme s’ils recevaient l’intégral des livres de poches de tous les pays » quand on dirait aujourd’hui « une culture Que sais-je ? » voir « une culture Wikipedia / Youtube. »

L’animal ne se raconte pas d’histoire. C’est pour ça qu’il n’y a pas de monnaie, ni de gouvernement, dans le monde animal. L’animal a un rapport à la chose, il a aussi un rapport « à soi », mais il n’a pas de rapport aux fictions collectives que sont les pays, la monnaie, etc.

Deleuze : L’écrivain pousse le travail sur le langage (syntaxe, style…) jusqu’à la limite de ce qui sépare l’homme de l’animal, e.g ce qui sépare le langage du chant, le langage du cri, etc.

Je ne peux pas faire de grande littérature car je ne suis pas réactionnaire (comme le sont, à des égards très différentes, Flaubert, Houellebecq, etc.). On me traite de misanthrope mais, au fond, je trouve les hommes admirables ; j’envie leur appétit de vivre, l’ardeur qu’ils mettent dans des tâches insignifiantes, et la façon dont ils répètent les mêmes erreurs plus ou moins atroces. Ma littérature ne peut provenir que de la haine que j’ai « pour moi-même » en tant qu’abject individu a-social, caricatural par tant d’aspects ; et non de la haine que je porte à l’égard du monde moderne, etc. Ce sera donc une littérature « personnelle » à la Roth, voir à la Carrère. (Kundera, ou Duroy, ne parviennent pas à parler d’autre chose que d’amour, de relations ; j’ai beau les admirer, leurs leçons sont pour moi limitées.) J’ai une affection particulière pour mon époque (est-ce une naïveté de ma part ? oui…) et j’ai tellement de mal à m’en plaindre…

Bouvard et Pécuchet (1871). Une critique de la connaissance plus que de la bêtise. Les deux cherchent à s'améliorer ; et deviennent effectivement plus forts (au sens de « moins bornés ») que le reste des notables. Ils s'amusent de leurs tabous, ils ressentent la supériorité des tragiques en voulant même se suicider, après leur passage par la métaphysique—et avant de penser à leur testament, puis de croire en Dieu. Ils voient bien que d'autres disent « des bêtises » justement… Ils ont le mérite de ne jamais conclure, tout au long du roman, d’aller toujours plus loin. Tous les « chercheurs de la connaissance » passent par cette étape-ci, ils veulent y croire, suivent des méthodes, se trompent et rient de leur naïveté passée… Le fait qu'ils pensent à se suicider ; ou qu'ils pensent au sexe ; en fait des hommes sains, de bonne volonté.
Flaubert se fait épistémologue : pour apprendre il faut se tromper, car aucune méthode ne nous éloigne de l’erreur… mais il faut aussi croire naïvement à la Vérité pour avancer. La sagesse s’acquiert en devenant sot plus d’une fois. La quête de la sagesse est semée d’embuche, à la fois conceptuelle (on se trompe) et morale (une fois savant, on ne peut s’empêcher de vouloir éduquer les enfants, puis les adultes). Mais ce n’est pas vain, car les deux compères finissent plus sages que les gens du village.
Enfin, Flaubert est tragique : les deux compères reviendront à leur tâche première, car la pratique de la pensée n’est pas pour tout le monde.

« Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il est difficile de se le procurer font de lui un pivot par lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un lien social particulièrement ténu pour les personnes les plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si difficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon, leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est aussi sociale. Bref, un autre élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l'utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d'intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités. »