mardi 14 août 2018

Chronique XXI

Louis et Lagasnerie reviennent à une critique de libéralisme « pré-artiste », e.g le capitalisme comme moyen d’oppression, d’appauvrissement. Ils font un bond de cinquante ans en arrière ; car avant eux, on avait bien compris que le capitalisme était le seul moyen d’inclure plus de monde, d’enrichir plus de monde, mais on critiquait l’uniformisation du mode de vie bourgeois. Puisqu’aujourd’hui on voit que le capitalisme ne vend plus l’uniforme, mais au contraire la personnalisation extrême, on se rapatrie sur une vieille critique surannée.
Ils n’ont aucune idée originale sur le monde, ils sont si secs intellectuellement, qu’ils inventent des fascismes pour se faire exister, pour avoir une chose à dire, pour se mettre en avant sur la scène médiatique—car oui, ils sont mégalomanes et pas humbles du tout.

Louis encore : « La vie d’une personne noire, même dans ses aspects les plus quotidiens, ne serait pas la même sans James Baldwin, Toni Morrison ou Édouard Glissant. Il faut considérer la société comme un espace où des discours, les possibilités et les façons de penser le monde coexistent et s’affrontent, sous des modalités différentes : la politique, la littérature, l’art, les mouvements de grève, la conversation. Je ne place pas de hiérarchie là-dedans, la littérature joue le même rôle qu’un mouvement social. Elle est donc très importante. La politique, ce n’est pas gagner une élection, c’est faire exister une parole. La littérature en est une forme possible. Mais s’il s’agit de ne pas penser, d’être irresponsable, d’écrire, simplement, sans penser à ce que l’on écrit, on se fait le porte-parole du sens commun, on se fait le sténographe de la violence du monde. »

Les supposées victimes de l’échange marchand sont celles qui attirent toutes les attentions. Pas les victimes en tant que telles ; car il en existe de toutes les sortes. Typiquement les perdants du « marché sexuel » sont des victimes dont on tout le monde se fout.
Car Marx c’est bien ça ; la démonstration que la création de richesses de se fait forcément aux dépends d’une victime : prolétaire, immigrée, femme, animaux…

Jacques Laurent :
Blondin est un de ces jeunes auteurs qui nous arrive sans Kafka ni Sartre sous le bras.
« La plupart des peintres abstraits aiment la peinture, mais préfèrent écrire (pour déclarer, manifester, exposer). »
Sur la nature décorative des œuvres de Miro.
De _La Parisienne_ Laurent dit, en la présentant : « elle vise à plaire » ; à l’inverse des _Temps Modernes_ cette revue « n’est pas un cours du soir ».

Un curé est toujours accompagné d’une dévote. Si les curés d’aujourd’hui sont assez connus, reste à identifier leurs dévotes.

Le consensuel ne profite qu’aux médiocres.

La mystique nationaliste contre elle calcul de l’ingénieur, dont nous parle Laurent, et qui fut si structurante dans les années 30.
Etonnamment, les bourgeois nationalistes furent les plus rapides à abandonner la France, en se soumettant à l’esprit allemand pendant l’occupation. (De même, aujourd’hui les féministes abandonneront rapidement leur combat, pour un autre…)

« Writing about Jean Baudrillard's childhood, Lotringer reminds us just how far his generation has traveled to reach The Matrix. He recalls the 11-year-old Jean and his grandparents riding an oxcart loaded with mattresses from Reims to Paris during the massive evacuation of the French populace that marked the onset of the War. »

R. Camus : Un petit remplacement—de la grande culture par le divertissement et le loisir—a rendu possible le grand remplacement.
La bourgeoisie arrivant au sommet sans histoire, elle a fait de la grande culture une légitimité. La noblesse, puisqu’elle avait une histoire, il n’y avait pas de rapport à la grande culture.

L’homme le plus riche du monde a commencé sa carrière en vendant des livres sur l’internet.

Le catholicisme de la fin du XIXème, le communisme d’après-guerre, l’antiracisme des années 90, sont les trois noms d’une même pulsion dévote, anti-libérale, anti-individualiste, conformiste et hypocrite.
L’État a défendu ces trois idéologies, pour gagner en puissance—sans y croire, bien sûr, car vivant en vase-clôt, en libertins affranchis. Les idéologies se nomment adroitement, elles se cachent derrière Dieu, puis l’Histoire et ses prolétaires, et enfin le Vivre Ensemble et ses immigrés.
Il n’y a qu’un seul moment dans l’histoire où les dévots ont coïncidé avec le « progressisme », e.g pendant le déclin du communisme qu’on appelle le gauchisme, en Europe comme aux USA—quoique le communisme européen était homophobe et peu féministe. Mais auparavant, avec le catholicisme, et puis avec l’anti-racisme, les dévots défendent plutôt le conservatisme moral. Le gauchisme a finalement été vite rattrapé par l’anti-racisme, car le gauchisme était trop individualiste, trop libéral par certains aspects—avec le libéralisme-libertaire. Les bobos furent vite rattrapés par les nouveaux dévots, aux intérêts à peu près antagonistes pour certains questions, comme les gays ou les femmes.
Trois curés : Maurras, Sartre, Bourdieu. Ils ont chacun dit des choses justes, la décentralisation, l’athéisme, la déconstruction. Mais ont généré, l’un après l’autre, une foule de dévots hystériques, à la pulsion castratrice, violente.
Aux USA : Les clubs de l’Ivy League. Greenwich Village et la New Left. Les Cultural Studies et la discrimination positive. (cf. Roth)
Les attitudes critiques, pour choquer le dévot : L’avant-garde artistique : Duchamp. Le non-engagement autour de la revue Art : Truffaut. Les nouveaux réactionnaires : Houellebecq.
Les périodes de transition sont favorables à la création, pendant que les curés se chassent les uns les autres : ils ont moins de temps pour exercer leur pression morale, pour interdire et pour emprisonner. 1. L’explosion créatrice des années 30, quand le catholicisme bourgeois s’éteint et que l’individualisme s’exacerbe partout, en Europe comme aux USA. 2. Au cours des années 90, le communisme disparait, après avoir mués en gauchisme, avec ses sous-branches hybrides et délirantes ; la nouvelle morale anti-raciste n’a pas gagné. Les curés se battent entre eux—et les décroissants finissent par perdre face aux anti-racistes.
Y a t-il un impact du côté des entrepreneurs ?
Les _imprécations_ des chrétiens du Moyen-Age. Raciste est un terme aujourd’hui religieux.

Renaud Camus nous rappelle qu’à l’époque de la répression sexuelle, seuls les pervers osèrent s’élever contre, et agir librement. Cela n’aidait pas à la conquête d’une sexualité libérée pour tout un chacun, car seuls les marginaux et pervers attaquaient la morale sexuelle de front. Il fait la comparaison avec les vrais racistes du FN, qui attaque de front l’anti-racisme, et rend ce combat plus difficile encore.

Etre victime de ses idées, comme dans _Rushmore_ ou être sauvé par ses idées, comme chez Truffaut.

« Un homme ne se re-commence guère que par une femme. Ou par la guerre, la révolution. » in _La Conspiration._

Comme avant l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme est redevenu de gauche, e.g foncièrement anticapitaliste.

Il était mal vu d’être naziphobe quand les Allemands occupaient la France.

Kristeva : « Être psychanalyste, c'est savoir que toutes les histoires reviennent à parler d'amour. La plainte que me confient ceux qui balbutient à côté de moi a toujours pour cause un manque d'amour présent ou passé, réel ou imaginaire. Être psychiquement en vie signifie que vous êtes amoureux, en analyse, ou bien en proie à la littérature. Comme si toute l'histoire humaine n'était qu'un immense et permanent transfert. »

L’hystérique, c’est le discours divisé : l’être s’expose, comme un contre-poids au discours—discours qu’on questionne, etc.
L’objet a, c’est entre le sujet et l’objet. On n’a jamais possédé l’objet a ; on veut récupérer un objet qu’on n’a jamais eu en premier lieu, car l’objet a déjà un peu en dehors du sujet—et n’est donc pas non plus un objet. Le placenta, c’est ni l’enfant ni la mère. L’objet a se perd du fait du langage, et c’est par le langage qu’on tente de le récupérer.
Considérer le « fou » comme le naturel, et la « norme » comme le culturel. Exemple de la maternité : est-ce qu’on est naturellement une bonne mère, ou est-ce la culture qui pousse les mères à ne pas commettre d’atrocité sur leurs enfants ?

Joudet : « La curiosité (non feinte) est toujours un bon moyen de s'en sortir quand on pense être gêné. La mienne a quelque chose d'un peu lâche peut-être: se rendre curieux c'est toujours d'abord une façon de se reposer dans les propos de l'autre, de lui déléguer la responsabilité de la conversation; il suffira d'une autre question pour le relancer. »

On vit dans un monde absolument opposé au moment « Mai 68 », à ces quelques mois pendant lesquels les parents de la classe moyenne se laissèrent pousser la barbe, achetèrent un disque des Beatles.
Tout est interdit, la libération sexuelle a été renversé. On maintient un « discours » progressiste, mais la _répression intellectuelle, morale et sexuelle_ est de retour. C’est l’apparence du chaos, l’apparence de dégénérescence, qui permet de faire régner l’ordre. Notre monde n’est pas permissif—la drague est interdite, tout énoncé anti-antiraciste est interdit voir tabou.
Depuis l’école de Francfort, puis la French Theory, on casse le patriarcat en utilisant les jeunes et les femmes, car on déteste l’homme, le travailleur, le petit-bourgeois et le patriarcat.

La première fois que des critères « flous » (e.g non strictement académiques) furent mis en œuvre à Harvard, c’était pour en exclure les Juifs, ou tout au moins pour réduire leur ratio. Aujourd’hui, la discrimination positive défavorise ouvertement les Asiatiques et les Caucasiens. On lutte contre une sur-représentation en renversant la logique de jadis : on ne dit plus « on veut moins de » mais « on veut plus de ». C’est in fine exactement la même chose.

D. F. Wallace : « The next real literary “rebels” in this country might well emerge as some weird bunch of anti-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles. Who treat of plain old untrendy human troubles and emotions in U.S. life with reverence and conviction. Who eschew self-consciousness and hip fatigue. These anti-rebels would be outdated, of course, before they even started. Dead on the page. Too sincere. Clearly repressed. Backward, quaint, naive, anachronistic. Maybe that’ll be the point. Maybe that’s why they’ll be the next real rebels. Real rebels, as far as I can see, risk disapproval. The old postmodern insurgents risked the gasp and squeal: shock, disgust, outrage, censorship, accusations of socialism, anarchism, nihilism. Today’s risks are different. The new rebels might be artists willing to risk the yawn, the rolled eyes, the cool smile, the nudged ribs, the parody of gifted ironists, _the “Oh how banal”._ To risk accusations of sentimentality, melodrama. Of overcredulity. Of softness. Of willingness to be suckered by a world of lurkers and starers who fear gaze and ridicule above imprisonment without law. Who knows. »
–> Cette question du « single-entendre principle », du « new sincerity », etc. me laisse froid. Le roman doit combattre les prêtres et les métaphysiciens, e.g cette pulsion tribale que nous avons de voir de l’universel partout. Nous sommes sincères par nature, et c’est l’ironie, e.g la distance, qui nous manque, et demande un effort.

Le curé, c’est celui qui décide, celui devant que le roi s’incline. On n’ose pas se dire athée, dans la noblesse, même une fois admis la stupidité de la religion, car sinon tout va péter, et qu’il faut bien obéir aux curés, qui ont l’ascendant sur les dévotes. Aujourd’hui, le pouvoir politique se soumet devant les curés : un homme d’État n’a aucun libre-arbitre, il doit prendre ne compte l’avis du curé, des Richelieu-s du jour.
Le curé est celui vers qui on se tourne quand il faut choisir une morale, si l’on veut prendre le pouvoir. Le curé a une longueur d’avance sur le pouvoir politique.

Les Beatles et Debussy ne sont pas joués aux mêmes endroits. Warhol et Van Gogh sont eux exposés dans les mêmes espaces. Il y a donc une différence entre la « pop music » et le « pop art ». Pourquoi l’art contemporain s’est-il peu à peu imposé au grand public, quand la musique contemporaine ne sort pas de l’IRCAM ? Faire l’artiste aujourd’hui, c’est faire de l’art contemporain. Faire la musique, c’est faire de la pop musique.

Pendant longtemps, les commandes publiques d’œuvres d’arts allaient dans le sens du goût du public. La crise du modernisme a été ce moment où l’art et la société, l’art et le goût commun, ont commencé à nettement diverger. La commande publique d’art, aujourd’hui, fait appelle à des œuvres censées « déranger » le public, ce qui n’aurait fait aucun sens à l’époque classique.

Christophe Honoré : « Il n'y a pas plus provincial que moi. J'ai grandi dans une petite ville bretonne, Rostrenen. Je ne me suis installé à Paris qu'à l'âge de 24 ans. Aujourd'hui, je me sens toujours autant « cousin de province ». On ne me voit jamais dans une boîte de nuit ou à une avant-première. Je n'ai pas cette culture. Le style parisien de _Dans Paris_ ou des _Chansons d'amour_ tient justement au fait que je n'ai aucun souvenir personnel de la ville. Ce ne sont que des souvenirs de films, qui me rendent ces lieux désirables et faciles d'accès. Au contraire, quand je suis retourné dans ma Bretagne pour tourner _Non ma fille, tu n'iras pas danser,_ j'ai eu d'énormes difficultés à filmer les lieux de mon enfance. »

_Plaire, aimer et courir vite_ me plaît autant car c’est l’histoire d’un provincial, idéalisant Paris, en même temps que d’un artiste sur le déclin, s’apprêtant à mourir sereinement. Le film, comme chez Desplechin, part dans tous les sens, et l’histoire d’amour n’arrive jamais vraiment : nos deux héros aimeraient vivre une passion, mais les événements contingents les ralentissent. L’un reste en Bretagne, n’arrive pas à monter à Paris ; l’autre a l’esprit occupé par son fils, son ami séropo, sa propre maladie. Trop de fiction colle à la peau, ils ne parviennent pas à s’en défaire, à vivre la passion sur laquelle débute le film. C’est le contraire d’un coup de foudre, le film nous dit : « Qu’il est dur de se libérer l’esprit, de se libérer des gens et des choses, pour aimer librement. »

Bellanger : « Le rap français, moins un cri venu de la banlieue qu’une manière de révéler les petits-bourgeois à eux-mêmes. »
« Nirvana, le cheval de Troie, à chevelure christique, qu’avait inventé l’industrie musicale pour faire survivre le rock, la musique des blancs, une décennie de plus. »
« On chercherait en vain un autre événement d’importance nationale entre mai 68 et aujourd’hui. Deux ou trois faits divers, le petit Grégory, les attentats de Carlos, les braquages de Mesrine, neufs élections présidentielles et deux référendums européens, les succès d’Ariane et du TGV, les échecs du Minitel et du Concorde. Mai 68 n’est ni une révolution manquée, ni un brusque sursaut générationnel mais d’un événement plus grand, plus profond et plus rare : de l’apparition, au milieu du chaos historique, d’un grand plateau pacifique, libéral et fertile. Il y aura eu, comme il y a eu le siècle de Périclès et le siècle d’Auguste, le siècle de mai 68. »

Penser à regarder l’écart des rémunérations entre introvertis et extravertis ; ça sera sûrement plus parlant qu’entre hommes et femmes.

Avec TC. On catégorise les romanciers et cinéastes en deux catégories : ceux qui travaillent sur une structure, ceux qui travaillent pour une scène particulière. TC me dit attendre une certaine scène, un certain climax, tout au long de l’œuvre, qui devrait être son aboutissement.

Lyotard contre l’idée que l’éclectisme puisse apporter quoi que ce soit à l’art. Au contraire, dit-il, l’éclectisme c’est la disparition du goût, le nivellement, etc.
Rorty sur Lyotard : « This last quotation suggests that we read Lyotard as saying: the trouble with Habermas is not so much that he provides a metanarrative of emancipation as that he feels the need to legitimize, that he is not content to let the narratives which hold our culture together do their stuff. He is scratching where it does not itch. » And : « They also doubt that universalism is as vital to the needs of liberal social thought as Habermas thinks it. »
Différence entre le sublime (porté par Lyotard) et le décent (porté par Habermas) comme deux pôles du « rôle social du philosophe ». Rorty se situe entre les deux, reconnaissant l’utilité public du décent et l’intérêt privé du sublime.

Lyotard dit qu’après la Shoah on ne peut plus parler de l’achèvement du « projet moderne » comme quelque chose d’enviable. Mais je maintiens que les guerres mondiales, les totalitarismes, et jusqu’à la Shoah, n’appartiennent pas au projet moderne mais au tribalisme dont nous sommes encore porteur. Le totalitarisme c’est le tribalisme de l’ère industrielle, il n’y a rien de moderne, tout y est anti-moderne, anti-marché, pro-immobilisme justement.
Les idéologies révolutionnaires ne sont pas mortes, elles sont en Silicon Valley. Il reste des grands récits. Mais c’est toujours le même, depuis avant la « Modernité », c’est le mouvement contre l’immobile.
Le « moment révolutionnaire » n’aura été qu’un épisode dans la haine du mouvement, repris désormais par le nationalisme, l’écologisme, etc. qui tentent de produire du grand récit, et d’y inclure le plus de monde possible.
(Il faut aussi réfléchir aussi au grand récit qu’on se fait de sa propre nature, de sa propre histoire, de ce que c’est que de grandir. Le grand récit de la construction du sujet.)

Peggy Sastre sur le paradoxe de la victimisation : créer un climat dans lequel les femmes se sentent oppressées par la société—et ses violences systémiques—les poussent à chercher un compagnon fort, pouvant les défendre, et donc potentiellement violent : mais un homme violent l’est aussi contre sa femme.
Quand on lui demande comment les femmes peuvent se sortir de « l’attachement » qui ralentirait leur réussite, Sastre répond, logiquement, que ça débute par l’autonomie financière, e.g la propriété privée.