Prompt à marquer ses inimitiés, Badiou adopte également une lecture polémique de l'histoire de la philosophie. Il y repère régulièrement des grands affrontements ou encore des « lignes de front ». Un front inaugural oppose Platon et Aristote. L'aristotélisme est encyclopédique et rejette la question de la vérité au profit du savoir sous toutes ses formes (du savoir logique, qui passe par l'analyse du langage, au savoir physique et biologique, qui s'intéresse aux conditions de l'expérience sensible) ; Platon, lui, s'intéresse aux Idées et aux Vérités. Un deuxième front apparaît à l'époque classique, avec le conflit entre le scepticisme de Montaigne et le rationalisme de Descartes et des cartésiens systématiques (Spinoza, Leibniz, Malebranche). Un troisième front survient dans l'Allemagne des XVIIIe et XIXe siècles : la ligne de fracture passe entre le système critique de Kant (qui conserve des traits aristotéliciens et sceptiques, avec l'idée notamment que la connaissance est limitée) et le système dialectique de Hegel.
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Il se range résolument du côté de Platon, Descartes, Hegel, des philosophes préoccupés par la vérité. À l'inverse, le cauchemar de Badiou tient à l'alliance sans cesse faite et défaite entre les doctrines du savoir (plutôt que de la vérité), le scepticisme, l'autolimitation de la connaissance, une certaine religiosité et le refus de l'Idée. Certains de ces ennemis forment le cortège de ce que Badiou appelle, en reprenant un thème de Lacan, « l'antiphilosophie ». Elle se manifeste aussi dans la tradition socratique antiplatonicienne ou chez Pascal, auteurs qui manient l'ironie envers la métaphysique et se moquent de la prétention à forger un système, comme plus tard chez Kierkegaard ou Wittgenstein, qui assimile la philosophie à une pratique et non à une théorie. Il y a chez Badiou une lutte permanente contre cette antiphilosophie, mâtinée de fascination pour sa puissance littéraire.
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La thèse centrale de Badiou est que l'ontologie se confond avec les mathématiques, seul discours recevable sur l'être. Pour le dire autrement, le réel est tout à la fois mathématisé (structuré par les mathématiques) et mathématisable (connaissable au moyen des mathématiques). Ainsi, Badiou règle le problème du statut des objets mathématiques (s'agit-il d'idéalités, d'abstractions, de constructions ?) : ces objets ne sont pas seulement réels, ils sont le réel. D'autre part, Badiou radicalise et élargit en un sens la célèbre affirmation de Galilée : « La nature est un livre écrit en langage mathématique. » Pour lui, les mathématiques sont le vrai savoir de l'être et la philosophie pratique une méta-ontologie, un discours sur les mathématiques, qui les révèle à elles-mêmes. Un premier problème surgit : de quelles mathématiques parle-t-on ? C'est ici qu'intervient un second positionnement fort de Badiou, qui lui est souvent reproché par des épistémologues : lorsqu'il pose l'équation « ontologie = mathématiques », il se réfère à un domaineparticulier de la discipline scientifique, à savoir la théorie ensembliste de Cantor et Dedekind, jusqu'à sa formulation dite « standard » par Zermelo et Fraenkel.
Le terme fondamental ici est celui de multiplicité : Cantor cherche en effet à élaborer une théorie mathématique du multiple et Badiou la transpose, tout en l'adaptant, dans le domaine de l'ontologie. Il en résulte une nouvelle thèse : « L'Un n'est pas. » Il ne faut pas raisonner à partir de substances, de principes (l'Un, Dieu…) ou d'unités primordiales (par exemple, les atomes) dont la combinaison aboutirait ensuite à la formation de multiplicités. Le processus est inverse. « L'Un n'est pas » signifie que l'Un n'est rien d'autre qu'un concept « opératoire », une sorte de produit qui s'élabore à partir d'une « matière première » préalable, qui est le multiple.
Un ensemble est une réunion d'objets mathématiques sélectionnés grâce à une propriété,par exemple l'ensemble des nombres pairs, qui sont des multiples de deux. Au début des années 1880, Georg Cantor met au point la théorie des ensembles. Dans cet édifice mathématique radicalement novateur, le multiple est roi : on peut y construire une infinité d'ensembles (finis et infinis), les imbriquer (par réunion, intersection ou différence), les comparer. Ce sont Zermelo et Fraenkel qui donnent à la théorie des ensembles une axiomatique rigoureuse, en définissant leurs propriétés de base. L'ensemble vide y est fondamental : ne contenant aucun élément (à l'image d'un sac vide), il est la première brique nécessaire à la fabrication de tous les autres ensembles. On le retrouve au coeur de l'ontologie de Badiou, qui fait de l'ensemble vide « le nom propre de l'être », l'être dans son sens exact, minimal. Si être, c'est être un ensemble, il est alors possible d'appréhender le multiple sans le référer à l'un.
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Chez Badiou, un mot désigne ce qui empêche le Tout de se constituer, ce qui l'excède et l'ébranle pour toujours : l'événement, soit le second régime du système, qui échappe à l'ontologie, force ou fend l'être. L'ontologie de Badiou est donc soustractive : l'événement est ce qui se soustrait à l'être, puisque l'être, qui est multiple, est structuré de telle façon que quelque chose en lui le dépasse toujours. À proprement parler, l'événement n'est pas : il arrive, il a lieu, il fait irruption. Il est par essence imprévisible, irréductible à toute connaissance anticipatrice.
Badiou peut rassembler sous le même nom d'événement une foule d'exemples concrets. Ils renvoient aux quatre « conditions » ou ordres de la philosophie : l'amour, la politique, la science, l'art. Dans l'ordre de l'amour, une rencontre imprévue est un événement. En politique, des séquences mouvementées qui créent une brèche dans l'Histoire sont des événements. En science, la fondation ou les extensions d'une discipline sont des événements. En art, enfin, toute oeuvre qui bouleverse les canons d'un champ esthétique fait événement.
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